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Cornelius Castoriadis, une leçon de démocratie

Mediapart publiait ce 8 août (en accès payant) la retranscription d'un entretien mémorable du philosophe Cornelius Castoriadis avec le réalisateur Chris Marker sur la démocratie. On peut la consulter librement sur le site d'Etienne Chouard (qu'il soit encore remercié pour avoir relayé l'info). Pour ceux qui préfèreraient écouter Castoriadis de vive voix, voici donc la vidéo de ce 3ème épisode (sur 12) du documentaire "12 Mots ou L'Héritage de la Chouette", qui date de 1989. Un propos absolument lumineux (agrémenté d'autres interventions), et de très nombreuses convergences avec la pensée d'Etienne Chouard. A noter que des coupes ont visiblement été faites au montage, le texte en ligne reprend l'entretien en intégralité : ceux qui en voudraient davantage pourront donc s'y référer.

 

Je retrouve dans les propos de Castoriadis beaucoup de choses que j’ai lues dans un livre récent (2010) de Didier Mineur, intitulé Archéologie de la Représentation politique (dont on peut trouver un résumé sur cette page). Il montre notamment que le concept moderne de la représentation politique n’est que le corollaire de l’avènement du concept plus global de représentation, que l’Antiquité ne connaissait pas.

 
En gros, comme le dit Castoriadis, entre l’Antiquité et l’époque moderne, on a progressivement détaché le pouvoir des êtres humains "concrets" (on est passé de la polis à l’Etat), en même temps qu’on a considéré qu’il n’existait pas de Vérité universelle. La représentation politique est venue accompagner l’idée que le monde n’existe qu’à travers la représentation qu’on s’en fait. C’est le fruit de la laïcisation des sociétés, c’est tout simplement le constat de Nietzsche : Dieu est mort, et n’est donc plus là pour garantir une Vérité transcendante, une et incontestable.
 
Et en fait, le Léviathan de Hobbes va de pair avec l’idée qu’il y a autant de vérités que d’hommes, et que donc pour les mettre d’accord et éviter la guerre civile, il faut absolument un Léviathan. Il n’y a plus de réalité : il n’y a plus que des représentations de la réalité, et aucune n’est plus légitime qu’une autre. Le représentant est là pour imposer une représentation du monde et de la société qui fera office de loi et qui garantira l’ordre. C’est en tout cas le moyen le plus simple pour s’éviter d’avoir à confronter les représentations non pas par la guerre mais de façon civilisée, en donnant le pouvoir aux gens...
 
Le concept de représentation, central chez Hobbes, va aussi avec l’idée que les citoyens n’ont plus leur mot à dire en tant que tels, pris individuellement et "concrètement", mais en tant que représentation, en tant que corps. Ce ne sont plus les citoyens qui ont une volonté : c’est un corps abstrait, c’est l’Etat, qui veut pour eux. C’est bien sûr une pure fiction, et pour se maintenir, se maquiller, elle a besoin quand même d’un accord, d’un "coup de tampon" des citoyens réels : c’est l’élection. Et on retrouvera ça chez notre cher abbé Sieyès, qui s’est essentiellement inspiré de Hobbes pour sa théorie du gouvernement représentatif 1... L’élection n’est là que pour maintenir la fiction de l’identité entre le Léviathan et les "vrais gens". Mais dès que les vrais gens, malgré l’élection, font savoir qu’ils ne sont plus du tout d’accord avec le Léviathan, la fiction s’écroule comme un château de cartes.
 
C’est là où Rousseau a fondamentalement, concrètement et pragmatiquement raison : tout Etat où le Souverain ne se confond pas avec les "vrais gens", les citoyens réels, est illégitime parce que dans cette situation, le Léviathan gouverne non pas par le Droit, mais par la force. En effet, il suffit que les vrais gens se révoltent pour mettre le Léviathan au pied du mur : soit il leur donne le pouvoir et on passe du pouvoir par la fiction au pouvoir par le Droit (les lois existeront alors parce que décidées par tous, et non parce que la police est là pour les faire appliquer : c’est tout le propos de Castoriadis sur la dénonciation) ; soit il les écrase et montre la vraie face du régime.
 
C’est pourquoi, comme l’explique Didier Mineur, le gouvernement représentatif est un régime en crise quasi permanente car il suppose que les représentés s’identifient à leurs représentants, ce qui ne peut jamais tenir bien longtemps, et ce pour de multiples raisons. Des subterfuges ont bien été inventés pour tenter de renforcer le lien entre représentants et représentés, avec notamment les partis politiques qui étaient censés permettre au peuple d’exprimer réellement ce qu’il pensait à l’Assemblée plutôt que de se contenter d’élire des notables compétents. D’ailleurs, beaucoup ont cru, à la création des partis politiques, que le gouvernement représentatif devenait véritablement démocratique ; mais en réalité, ils n’ont fait que dédoubler le filtre représentatif.
______________
1 : L’abbé Sieyès à qui l’on doit notamment ces mots : "Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants." (Discours du 7 septembre 1789)

Tags : Histoire Démocratie Philosophie




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16 réactions à cet article    


  • 6 votes
    Erca 10 août 2012 13:15

    La vidéo intégrale de l’entretien peut être consultée sur cette page : http://video.mediapart.fr/player.html?format=1&autoplay=0&file=%2Fsapiens.mp4


    • 1 vote
      Giordano-Bruno 12 août 2012 12:27

      Superbe ! 


    • 7 votes
      droledeje droledeje 10 août 2012 17:11

      Castoriadis est l’un des penseurs les plus importants de la fin du 20e siècle. Son travail sur la notion d’autonomie est fondamental. Je recommande à ceux qui souhaiterait s’initier à cet auteur, un ouvrage assez simple d’accès, permettant de comprendre les concepts principaux avant de se lancer dans ses ouvrages plus importants. C’est "Démocratie et Relativisme : débat avec le MAUSS" qui est une discussion entre les membres du MAUSS et Castoriadis.


      • 3 votes
        ffi 11 août 2012 14:19

        Cependant, l’autonomie (étymologie : faire soit même ses lois) n’existe jamais en tant que tel pour la personne en société. Vivre en société implique l’hétéronomie (étymologie : la loi est décidée par d’autres).
         
        D’abord, l’enfant est éduqué par ses parents. Ensuite, nos actes en collectivité sont jugés par les autres, indépendamment du jugement que nous pouvons avoir sur nous-même, et il se trouve que les autres sont beaucoup plus nombreux que soi... Enfin, pour la vie matérielle, nous dépendons du travail des autres, et de sa qualité, pour nous approvisionner en nourriture, mobilier, bien divers,..etc.
         
        Il y a donc une irréductible hétéronomie pour l’homme, dès qu’il consent à vivre en société.
        L’autonomie absolue, si elle existait, porte à dissocier les hommes, à rompre l’association sociétale, le contrat qui nous lie.
         
        Mieux vaut donc penser convenablement l’hétéronomie, qui est la réalité factuelle de l’homme social, plutôt que de penser l’autonomie, qui est une utopie irréaliste, du fait que réaliser l’autonomie totale serait abandonner le concept même de norme, et par là-même, toute idée de Bien Commun.


      • 3 votes
        droledeje droledeje 12 août 2012 22:57

        Je ne peux que vous renvoyer à l’ouvrage déjà cité, car il en est question. Castoriadis n’envisage pas l’autonomie individuelle, mais l’autonomie d’une collectivité donnée (dont d’ailleurs les limites sont une question politique et philosophique en soi). Et ce qui m’apparait être très intéressant dans la définition de l’autonomie par Castoriadis, et qui transparait dans cette vidéo à travers sa description de la démocratie athénienne (bien qu’il n’aille pas aussi loin que dans ses ouvrages ou dans la discussion avec le MAUSS), c’est que cette autonomie ne peut être que le fruit de la collectivité. Car pour lui, une société autonome est une société ayant décidé collectivement des règles qu’elle s’applique.


      • vote
        ffi 13 août 2012 07:47

        C’est la propriété qui permet aux gens d’avoir une certaine quantité d’autonomie, tout en restant sujet à l’hétéronomie sociale. La définition de la propriété est le point d’articulation entre autonomie / hétéronomie.
         
        L’autonomie peut être pensée du point de vue individuel, en rapport avec l’irréductible hétéronomie sociale : cela définit le concept de propriété.
         
        Une collectivité parfaitement autonome (par rapport aux autres collectivités), c’est une nation souveraine. Une nation qui permet une part d’autonomie à ses membres, c’est une nation qui permet une forme de propriété. Une nation qui méconnaît la propriété est totalement hétéronome pour ses membres, même si elle est souveraine.
         
        On peut réfléchir au couple autonomie/hétéronomie selon deux rapports distincts :
        - selon le rapport entre les membres d’une collectivité avec leur collectivité.
        - selon le rapport entre des collectivités.


      • 2 votes
        droledeje droledeje 13 août 2012 16:03

        Je ne peux que répondre : "Peut-être". De quelle propriété parle t-on ? Une propriété d’usage ? Alors oui, je suis d’accord. La propriété d’usage permet l’autonomie individuelle. La propriété lucrative, à contrario, entraine l’absence d’autonomie d’une partie de la collectivité.
        Cependant, et c’est un avis purement personnel, je ne pense pas que ni la notion de propriété, ni la notion d’autonomie collective n’entraine mécaniquement celle de nation souveraine. Il suffit pour cela de regarder nombre de cultures étudiées, entre autre, par Pierre Clastres, pour découvrir des collectivités ou existe une forme de propriété et une autonomie individuelle, tout en présentant ce que Castoriadis appelle autonomie collective.


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        Pierre Régnier 14 août 2012 10:51

        Dans une publication du MAUSS également, Jean-Pierre Jézéquel propose de poursuivre dans la lecture de Castoriadis la réflexion d’Ellul - selon lui insuffisante malgré son importance - sur le pouvoir de la technique dans la société contemporaine :

         

        http://www.journaldumauss.net/spip.php?article743


      • vote
        Aude Javel Aude Javel 12 août 2012 17:52

        Impossible de télécharger toute la série, le lien de Chouard est mort ! smiley


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          Erca 12 août 2012 18:14

          Quel lien ? Tous ceux que j’ai indiqués fonctionnent...


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          Aude Javel Aude Javel 13 août 2012 10:38

          Le lien sur Shangols, à quoi ça sert d’en avoir la description si on ne peut les voir, à part celui sur médiapart...


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          Erca 13 août 2012 13:13

          Je cherche mais je ne vois toujours pas de quel lien vous parlez...


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          Aude Javel Aude Javel 13 août 2012 21:09

          http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2012%2F08%2F09%2F242-chris-marker-cornelius-castoriadis-une-lecon-de-democratie
          Puis "C’était en 1989. La Sept (qui deviendra Arte-France) diffuse L’héritage de la chouette, douze films de quelque 25 minutes chacun signés Chris Marker (vous pouvez vous le procurer ici"
          puis
          http://shangols.canalblog.com/archives/2008/12/27/11214671.html
          Et hop je clique sur :

          L’Héritage de la Chouette (1989) de Chris Marker

          mais rien ne se passe... smiley


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            Erca 14 août 2012 00:29

            Effectivement, la page ne renvoie que vers des résumés, mais pas besoin de se casser la tête : il suffit de regarder la vidéo Dailymotion que j’ai mise (qui est le 3ème épisode du documentaire) sur la plateforme Dailymotion, et sur la colonne de droite, vous trouverez tous les autres épisodes. smiley


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            Erca 14 août 2012 00:32

            Ils sont tous accessibles sur ce lien :  http://www.dailymotion.com/DavoLoSchiavo#video=xq19rc


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            maQiavel machiavel1983 30 septembre 2012 18:07

            Excellent entretient et excellent article !

            Merci.


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Erca


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