Le travailleur social et l’importance de l’ascèse selon Proudhon
« La révolution, il y a dix-huit siècles, s’appelait l’Évangile, la Bonne Nouvelle. Son dogme fondamental était l’Unité de Dieu ; sa devise, l’Égalité de tous les hommes devant Dieu. L’esclavage antique reposait sur l’antagonisme et l’inégalité des dieux, ce qui voulait dire sur l’infériorité relative des races, sur l’état de guerre. Le christianisme créa le droit des gens, la fraternité des nations ; ce fut en raison de son dogme et de sa devise que furent abolis simultanément l’idolâtrie et l’esclavage. Certes, on ne niera pas aujourd’hui que les chrétiens, ces révolutionnaires qui combattaient par la parole et par le martyre, ne fussent des hommes de progrès : j’ajoute qu’ils étaient des hommes de conservation. [...] L’humanité était perdue, quand elle fut sauvée par le Christ. » (Pierre-Joseph Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire) Les chrétiens, des révolutionnaires conservateurs, donc ?
Proudhon, bien qu’il ait reçu une éducation catholique, n’est pas croyant et est anticlérical. Toutefois, il semble croire à l’immortalité de l’âme (d’où notamment l’extrait à la toute fin de cet article), il reste attaché à l’histoire et aux paroles de Jésus-Christ ainsi qu’au texte de la Bible sur lequel il travaille beaucoup dans le cadre de son métier dans l’imprimerie. D’où encore les propos suivants : « La pauvreté glorifiée par l’Évangile est la plus grande vérité que le Christ ait prêchée aux hommes. La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués comme le manteau du Cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change de linge une fois au moins par semaine ; elle n’est ni pâle ni affamée […], elle rayonne de santé en mangeant ses légumes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse. » (La Guerre et la Paix)
Dans son livre intitulé Guerre des Etats ou guerre des classes, Edouard Berth parle de « travailleur social » lorsqu’il commente les précédentes lignes de Proudhon : « Ici, nous voyons se dessiner la figure du nouvel ascète […] qui n’est plus le Pauvre, image souffrante et humiliée du Christ, que le christianisme oppose au Monde […] mais ce Travailleur social, dont j’imagine qu’il pourrait être la création historiquement du mouvement ouvrier révolutionnaire moderne […] à égale distance du paupérisme et de l’aisance, et trouvant dans l’ascèse industrielle le profond équilibre des sens, de l’âme et de l’esprit. »
Il est vrai que, toujours dans La Guerre et la Paix, Proudhon affirme : « Avant d’être un guerrier, l’homme, dans les prévisions de la nature, est un ascète. » Pour le sociologue en question, le travail est social car il est collectivement libérateur et l’est, en retour, individuellement. Il est collectivement libérateur lorsqu’il s’inscrit dans une dignité partagée et un souci d’équité. De plus, Proudhon est éloigné du matérialisme entendu comme le culte de l’avoir au détriment de l’être. Pour notre philosophe franc-comtois, le bonheur est avant tout spirituel et non matériel. Il en arrive, pour cette raison, à reconnaître une certaine beauté dans la pauvreté, à ne pas confondre avec le paupérisme. En ce qui me concerne, je pense que le valeureux combat pour la dignité ne doit pas chercher à retenir les hommes dans la pauvreté mais contribue à l’exercice d’une moralité qui ne peut qu’accorder de l’importance au partage et à la solidarité dans la pudeur et la simplicité.
Notre penseur franc-comtois ajoute : « Cette élégance des villes, ces fortunes colossales, ces splendeurs de l’Etat, ce budget de la rente, de l’armée, des travaux publics ; ces dotations, cette liste civile, ce fracas de banques, de Bourse, de millions et de milliards ; ces joies enivrantes, dont le récit arrive parfois jusqu’à vous, tout cela vous éblouit, et, vous faisant croire à la richesse, vous attriste sur votre pauvreté. » Mais pourtant, « le plus heureux des hommes est celui qui sait le mieux être pauvre » (La Guerre et la Paix).
Disons que la pauvreté reste, en général, entendue péjorativement. En effet, est pauvre celui pour qui il est difficile de combler ses besoins essentiels ; alors que, comme on vient de le voir, la pauvreté ne prend pas ce sens chez Proudhon. « Savoir le mieux être pauvre » éloigne du paupérisme ainsi que de l’abondance (dans son sens péjoratif). C’est en avoir « assez mais pas trop ». C’est vivre dans la condition sociale la meilleure mais qui, à la fois, nous permet de rester décents, c’est-à-dire humbles, généreux et toujours mieux conscients de la condition de l’autre car la notre est similaire. Quant à l’ascèse, elle rime moins, ici, avec austérité qu’avec complétude d’esprit.
Enfin, pour vous donner un très bel exemple de la spiritualité de Proudhon ainsi que de sa vision du travail, voici les extraits d’une de ses lettres, datant du 31 décembre 1863, à l’un de ses amis, un certain Monsieur Penet :
« Seriez-vous donc de ces gens pour qui l’existence de l’homme n’a qu’une fin : produire, acquérir et jouir ? Ni l’un, ni l’autre. Il faut travailler parce que c’est notre loi, parce que c’est à cette condition que nous apprenons, nous fortifions, nous disciplinons et assurons notre existence et celle des nôtres. Mais ce n’est pas là notre fin, je ne dis pas fin transcendante, religieuse ou surnaturelle, je dis même fin terrestre, fin actuelle et tout humaine. Être homme, nous élever au-dessus des fatalités d’ici-bas, reproduire en nous l’image divine, comme dit la Bible, réaliser, enfin sur la terre, le règne de l’esprit : voilà notre fin. Or, ce n’est ni dans la jeunesse, ni même dans la virilité, ce n’est point dans les grands travaux de la production et les luttes d’affaires que nous pouvons y atteindre ; c’est, je vous le répète, à la complète maturité, quand les passions commencent à faire silence, et que l’âme, de plus en plus dégagée, étend ses ailes vers l’infini.
« […] Quand je vous parle de votre fin dans l’humanité, je ne, parle pas seulement au point de vue de votre perfectionnement individuel, j’ai surtout dans l’esprit l’amélioration de toute notre espèce.
« […] Il faut aider à cette humanité vicieuse, méchante, comme vous faites pour vos propres enfants ; il faut bien vous dire que votre gloire et votre félicité se composent de la répression des méchants, de l’encouragement des bons, de l’amélioration de tous. C’est la loi de l’Évangile aussi bien que celle de la philosophie, et vous êtes ici responsable devant le Christ et devant les hommes...
« […] J’ai vu ma femme, attaquée du choléra, guérir tout à coup quand elle me vit frappé de l’affreux mal ; l’idée de sauver son mari l’éleva au-dessus d’elle-même et vainquit le fléau. C’est ainsi que tous nous devons être jusqu’à épuisement du fluide vital.
« […] Croyez-vous que je me soucie de la vie d’un tas d’égoïstes et de coquins ? Si vous saviez combien je suis impitoyable pour ces fils du diable ! combien est faible ma charité pour les âmes pourries ! Non seulement je ne demande pas qu’elles vivent, je me réjouis de leur consomption et de leur mort.
« […] Vous croyez sans doute à l’immortalité de votre âme ? Eh bien ! sachez que votre foi doit exercer son influence dès la vie présente, que votre immortalité future ne forme pas scission avec votre passage sur la terre, et que si votre âme est vraiment de qualité, elle doit soutenir votre corps. »
Tags : Dieu Justice
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