L’Allemagne sur le grand échiquier
George Friedman est un politologue américain, PDG de la société privée de renseignement et de prévision Stratfor, impliquée dans les révolutions de couleur.
Avant de rejoindre le secteur privé, Friedman a passé près de vingt ans dans le milieu universitaire, et a également formé des commandants supérieurs dans les forces armées sur les questions de sécurité et de défense nationale.
Dans cette vidéo, il fait état de ses analyses prospectives sur le contexte géopolitique global et de ses recommandations stratégiques pour le contrôle de l’Europe par l’empire américain.
On peut la résumer en 10 points :
1. Les Etats unis sont un empire et sont de ce fait concernés par les guerres à travers le globe.
2. L’extrémisme islamique peut représenter un problème pour l’empire américain mais en aucun cas une menace. Les Etats unis ont des préoccupations géopolitiques plus importantes.
3. Les Etats unis contrôlent tous les océans du monde, aucune autre puissance ne l’a jamais fait, ce qui permet à l’empire américain d’envahir des peuples sans risque d’être lui-même envahit. Le contrôle de la mer est la base de son pouvoir (on perçoit bien l’approche thalassocratique de la vision géopolitique très anglo-saxonne de George Friedman, les Anglais ont compris avant les autres puissances impérialistes que le processus de fluidification du monde qu’a amené la modernité, que contrôler les territoires était secondaire, dans un monde liquide, ce sont les réseaux qui ont une importance déterminante. Ils ont bien saisi l’époque le passage de la puissance territoriale à la puissance réticulaire : il y’ a simplement un transfert de souveraineté, ceux qui détiennent le pouvoir ne sont plus ceux qui détiennent la souveraineté des territoires, ce sont ceux qui sont chargé de la circulation et organisent la distribution des capitaux, des marchandises et des personnes entre les territoires).
4. Les empires qui contrôlent directement des territoires échouent, l’empire américain ne peut donc pas constamment intervenir militairement dans toutes l’Eurasie mais doit intervenir sélectivement et rarement en dernier recours, s’appuyer sur des vaisseaux pour assurer la « pax américana » (on retrouve dans le discours de George Friedman un des leitmotive des conservateurs réalistes : situer la domination américaine dans un cadre multilatéral , stratégie infiniment plus subtile que la brutalité néoconservatrice car reposant sur une priorité accordée à l’influence, la guerre ouverte ne venant qu’en dernier recours. On sent d’ ailleurs dans son ton un reproche fait à la classe dirigeante américaine , sans doute au courant néoconservateurs , traité d’ adolescente immature qui a fait des USA le « gendarme du monde »,et placé l’action militaire au centre de son approche géostratégique, ce qui peut à terme mener à une implosion de la puissance américaine, comme tous les empires qui se plongent dans la fuite en avant guerrière , cfr l’ adage « les empires meurent de leurs victoires »).
5. Les Etats unis n’ ont pas les capacités d’ occuper l’ Eurasie mais a les capacités de mettre en place des mesures de désorganisation en soutenant diverses puissances rivales pour qu’ elles s’ entre déchirent ( encore un héritage de la géopolitique impériale anglo-saxonne qui immerge la vision de l’ analyste , le fameux « diviser pour mieux régner » appliqué par les britanniques , les romains et de nombreux autre empire au cours de l’ histoire ).
6. L’Europe n’existe pas en tant qu’entité politique homogène.
7. Depuis 1871, la question de l’Europe est la question Allemande et elle ressurgit de nos jours, c’est la question primordiale que l’empire américain doit régler. La vraie inconnue dans l’équation Européenne, ce sont les Allemands. En cas d’effondrement de la zone de libre-échange Européenne, ils devront construire autre chose et pourront alors se tourner vers la Russie.
8. Le danger primordial pour l’empire américain, c’est la conjonction du capital Allemand et la technologie Allemande avec les ressources naturelles Russes et la main d’œuvre Russe. Une alliance entre la Russie et Allemagne constitue donc une menace directe pour l’empire américain, les Etats unis doivent donc s’assurer qu’une telle alliance ne se construise pas.
9. L’empire américain doit mettre en place un cordon sanitaire composé de pays russophobes pour séparer la Russie de l’Allemagne et isoler de ce fait la Russie de l’Europe.
10. Celui qui dira ce que les Allemands vont faire dira les 20 prochaines années de l’histoire. Les Allemands eux-mêmes n’ont pas encore pris de décision, ce qui est lié à leur incapacité à concilier leur économie puissante et leur géopolitique fragile.
Voilà planté le décor. Les origines profondes de la crise Ukrainienne sont ainsi révélées pour les non initié en géopolitique.
On perçoit bien la proximité des analyses de George Friedman avec celles du stratège Machiavélien, artisan du piège Afghan, Zbignew Brezinski, qui préconisait dans le grand échiquier en 1997 avec un cynisme assez remarquable l’encerclement de la Russie et formulait déjà le danger que représentait un axe Berlin- Moscou pour l’impérialisme américain.
« Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique. La mise au point d’un plan géostratégique relatif à l’Eurasie est donc le sujet de ce livre ». Le grand échiquier.
On peut mettre cette analyse en parallèle avec celle de Michel Drac en 2009, « L’Allemagne à la croisée des chemins » dont un résumé est présenté ci-dessous.
Complexité de la position Allemande : la bascule.
Il existe une grande tentation de la simplicité dans l’analyse politique, piège dans lequel tombe les grandes théories du complot pour lesquelles l’environnement politique est statique, monolithique et homogène. L’environnement politique est au contraire dynamique avec ses renversements d’alliance, retournements de situation, alliances objective , alliances à front renversé et hétérogène, ce qui en fait un jeu imprévisible ( on peut néanmoins réfléchir aux enchainements de scénarios qui peuvent s’ enclencher en fonction d’ hypothèses en gardant à l’ esprit que la réalité est plus complexe que les hypothèses proposées. )
Ainsi, la position actuelle de l’Allemagne n’est pas simple. Elle est au contraire très complexe, polyvalente, fluctuante. Berlin n’est ni le serviteur de la haute finance-anglo-saxonne, ni son adversaire résolu. L’impression générale, en termes géostratégiques, est qu’à chaque fois que Berlin prend position officiellement dans un sens, elle fabrique une position officieuse en contrepoids.
Les Allemands n’ont jamais été dupes de la construction européenne. Ils l’ont instrumentalisée froidement, mais elle ne les a jamais empêchés de jouer la carte du multilatéralisme extra-européen, avec, en particulier, une politique de bascule permanente entre l’Ouest (la France, l’Angleterre et les USA) et l’Est (la Russie). Reconnaissons leur donc cet avantage : ce sont des pragmatiques. En toute circonstance, ils poursuivent leurs intérêts bien compris. Essayons de voir où cela peut les mener.
En 1990, la Russie a reconnu la pleine souveraineté de l’Allemagne. Peu après, ses troupes ont achevé de quitter le territoire allemand. Depuis cette date, Berlin s’est par contre soigneusement gardée de poser la question de la présence américaine. Certains ont voulu y voir la preuve d’un axe Washington-Berlin structurel et indissoluble : interprétation qui mériterait sans doute d’être mise en perspective, l’alliance entre un occupant et un occupé étant tout de même quelque chose d’assez étrange.
En fait, tout le problème est de savoir de quoi l’on parle, lorsque l’on dit : « L’Allemagne ». Parle-t-on des élites allemandes ou du peuple allemand ? Parle-t-on, au sein du peuple allemand, des Allemands de l’Ouest ou des Allemands de l’Est ? Du précariat en développement ou des classes moyennes en implosion ? Parle-t-on, au sein des élites, des classes dirigeantes politiques ou économiques ? S’agissant des classes dirigeantes économiques, parle-t-on des dirigeants du secteur financier (très liés aux intérêts anglo-saxons) ou de ceux du secteur industriel (beaucoup plus libres de leurs allégeances) ? Et encore ces catégories explosent-elles dès qu’on les regarde de près. Certains patrons allemands appartiennent aux réseaux de la fondation Bertelsmann, intégrés à ceux de la haute finance anglo-saxonne. D’autres siègent dans l’Ost-Aussschuss der Deutschen Wirtschaft (comité Est de l’économie allemande), véritable lobby patronal pro-russe. Certains cumulent même les deux casquettes. Visiblement, parler des élites allemandes comme si c’était quelque chose d’unitaire, c’est ignorer des ruptures et des ambivalences, simplifier arbitrairement.
Voici donc une image représentative de la position Allemande, qui a quelque chance de saisir le réel dans sa complexité. Imaginons que l’Allemagne soit une bascule. Sur un plateau de la bascule, il y a les USA. Sur l’autre, il y a la Russie. Les USA pèsent, pour l’instant, beaucoup plus lourd que la Russie. Mais la bascule est faussée : elle a tendance à pencher plus ou moins d’un côté ou de l’autre, en suivant ses intérêts propres.
Frankenstein se retourne contre son créateur
Malgré tout, sur le plateau américain, on laisse faire pendant les années 90, parce qu’on se dit qu’en attirant la Russie sur l’autre plateau de la balance, l’Allemagne va servir de maillon central au cœur d’une chaîne qui arrimera la Russie aux intérêts occidentaux. C’est la période où Eltsine laisse les grandes banques anglo-saxonnes piller son pays. C’est aussi une époque où les USA, qui se sentent en position de force à l’échelle globale, se croient en situation d’instrumentaliser la « bascule » allemande. La fondation Bertelsmann et la fondation Atlantik Brücke (en gros l’équivalent allemand de la French-American Foundation) favorisent la politique russe de Berlin, parce qu’elles pensent encore que l’Allemagne est un simple pion dans le jeu des puissances anglo-saxonnes.
Arrive l’année 2000. A Moscou, Poutine remplace Eltsine. Pour l’Allemagne, c’est une opportunité extraordinaire. Le colonel du KGB V. Poutine a été en poste en Allemagne de l’Est dans les années 80. Il ne fait pas mystère de son tropisme pro-allemand. La coopération germano-russe prend donc, à partir de ce moment, un tour nouveau.
Or, Poutine est entendu fort et clair à Berlin. L’Ost-Aussschuss der Deutschen Wirtschaft (comité Est de l’économie allemande) est une émanation du haut patronat industriel allemand. On lui doit quelques gestes spectaculaires (dont l’ouverture de la chambre de commerce germano-russe, en 2007, qui officialise que la coopération économique entre les deux pays est maintenant structurelle). Mais derrière ces gestes spectaculaires, il y a, surtout, de très nombreux partenariats stratégiques entre géants industriels des deux puissances, partenariats organisés à partir de 2002 par la Deutsch-Russische Strategische Arbeitsgruppe (groupe de travail stratégique germano-russe), une structure voulue personnellement par Vladimir Poutine et Gerhard Schröder. Les résultats sont impressionnants.
A partir de 2003, les dirigeants américains commencent à réaliser qu’ils peuvent tomber dans le piège qu’ils croyaient tendre à Moscou. Au lieu d’être le maillon qui arrimerait la Russie à l’Occident, l’Allemagne risque de devenir le maillon arrimant… l’Europe à la Russie. Tout se passe comme si, en se laissant instrumentaliser par les USA, l’Allemagne était en train de se mettre en situation de s’appuyer sur l’ancien occupant russe, devenu partenaire commercial favorisé, pour remettre en cause à terme la tutelle américaine elle-même. Le plan d’un réseau dominé par la finance anglo-saxonne a permis d’incuber des relations qui échappent à cette finance organisatrice. Frankenstein se retourne contre son créateur, l’apprenti sorcier est dépassé par ses créatures, choisissez votre cliché.
« Dans le jeu des trônes, même les pièces les plus humbles peuvent avoir des volontés de leur propre cru. Elles refusent quelquefois d’accomplir les mouvements que l’on a programmés pour elles ». Petyr Baelish,
Rien n’est joué
En 2005, les réseaux atlantistes, dont l’influence reste prépondérante en Allemagne, organisent la chute de Schröder. La finance anglo-saxonne, donc, reprend le contrôle de l’appareil d’Etat allemand. Et les élections de 2009, « gagnée » par Merkel viennent confirmer la viabilité de la formule de contrôle adoptée par les intérêts atlantistes.
Et pourtant, la partie est loin d’être gagnée pour les intérêts atlantistes. Leur contrôle sur le gouvernement n’implique en effet pas nécessairement un contrôle sur la gouvernance. En Allemagne, du fait des choix effectués dès les années 50 (choix soutenus par les USA, qui à l’époque y avaient intérêt), le poids de l’Etat dans les processus de décision économique est relativement faible. En pratique, ce sont les organisations patronales, très structurées, qui déterminent les orientations de la politique économique de Berlin. On dit parfois, pour décrire ce processus, que si l’Allemagne était une usine, le chancelier serait le veilleur de nuit, et certainement pas le directeur.
Or, le patronat allemand obéit avant tout à des logiques de rentabilité. Si les USA implosent, une fois le dollar coulé, le marché russe sera, pour l’industrie allemande en quête de débouchés solvables, potentiellement plus intéressant que le marché américain.
Les deux économies sont complémentaires : l’Allemagne a la technologie, un appareil productif d’une efficacité hors de pair, mais elle manque de matières premières, d’énergies fossiles et doit par ailleurs garantir ses marchés d’exportation (entre autres vers l’Europe centrale et balkanique, zone d’influence allemande traditionnelle). La Russie a besoin de technologie et de machines-outils, elle peut exporter des matières premières, des hydrocarbures, et son accord est indispensable pour que l’influence allemande se déploie en Europe centrale et balkanique. Comment les deux puissances pourraient-elles ne pas voir qu’elles ont intérêt à collaborer ?
Tout se passe comme si une lutte d’influence souterraine avait lieu au sein des élites allemandes, entre des réseaux atlantistes qui pensent d’abord à l’ancrage de l’Allemagne au sein du bloc occidental, et des réseaux pro-russes, moins politiques qu’économiques, qui veulent un rééquilibrage de la « bascule » allemande dans un sens pro-russe. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la situation actuelle de l’Allemagne : ni alignement complet sur l’axe Atlantique, ni rébellion ouverte contre le protecteur/occupant américain. Plutôt une renégociation permanente au sein des élites du pays, chaque camp marquant des points selon l’évolution générale de la situation géopolitique.
Dans le monde post-américain qui s’esquisse, la bonne compréhension de cette donne dessine, déjà, en filigranes, ce que pourrait être l’Europe de demain.
Sources :
Tags : Politique Etats-Unis Allemagne International Russie Oligarchie Géopolitique
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