Point de vue populiste de "De la Démocratie en Amérique" d’Alexis de Tocqueville
De la démocratie en Amérique est un texte écrit par Alexis de Tocqueville sur les États-Unis des années 1830, dans lequel il décrit puis analyse le système politique américain, et expose les possibles dérives liberticides de la passion de l’égalité chez les Hommes.
Le despotisme démocratique et ses remèdes selon Tocqueville
Le texte est parfois interprété comme une critique radicale de la démocratie que l’auteur rejetterait en bloc.
Nous allons voir, que l’analyse Tocquevilienne de la démocratie est bien plus complexe et nuancée.
Conception Tocquevillienne de la démocratie
Qu’entendait Alexis de Tocqueville par « démocratie » ? Nous allons voir que l’usage du mot « démocratie » par Tocqueville pose certains problèmes.
Pour lui, c’est d’ abord un régime politique dans lequel le peuple domine sans obstacles et n’a pas « de périls à craindre, ni d’injure à venger ». Le pouvoir absolu est entre les mains du peuple par l’intermédiaire du suffrage universel.
Tocqueville précise : « je préviens le lecteur que je parle ici d’un gouvernement qui suit les volontés réelles du peuple et non d’un gouvernement qui se borne seulement à commander au nom du peuple ».
Ainsi, dans la conception Tocquevillienne de la démocratie, le mandataire finira toujours par se conformer à l’esprit de ses commettants et par faire prévaloir leurs penchants aussi bien que leurs intérêts , s’ instaure alors l’ empire de la majorité se fondant sur cette idée qu’il y’ a plus de lumière et de sagesse dans beaucoup d’hommes réunis que dans un seul, dans le nombre des législateurs que dans le choix. C’est la théorie de l’égalité appliquée aux intelligences.
Les institutions démocratiques selon Tocqueville réveillent et flattent la passion de l’égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. La démocratie n’est donc plus seulement un régime politique mais un état d’esprit : « L’individu démocratique » se reconnaît à son goût, qualifié d’excessif par Tocqueville, pour l’égalité. Ainsi, l’esprit d’égalité se définit comme la tendance des individus des sociétés démocratiques à se considérer comme égaux indépendamment des inégalités réelles de situation. L’esprit d’égalité renvoie à la façon dont les individus se perçoivent.
L’un des grandes faiblesses de l’analyse de Tocqueville, c’est d’avoir en quelque sorte fantasmé l’absoluité de la souveraineté populaire dans les démocraties dite « représentative » mais n’oublions pas qu’au moment où Tocqueville écrit, les transformations qui touchèrent les sociétés occidentales dans le prolongement des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle voyaient à peine leurs effets se ressentir et les Etats-Unis étaient un des exemples unique de ce régime.
Avec près de 180 ans de recul sur le texte de Tocqueville, que peut on dire de ces régimes ?
Principe du gouvernement représentatif
D’ abord que les démocraties contemporaines sont issues d’une autre forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie, c’est le gouvernement représentatif.
Ce régime politique, organisé selon les principes représentatifs était considéré à la fin du XVIII siècle comme radicalement différent de la démocratie alors qu’il passe aujourd’hui pour l’une de ses formes. Pour en connaitre les causes voir la conférence « démocratie : l’origine politique d’un mot » ou encore cet article de Bruno Bernardi qui explique l’origine du mot « démocratie » en France.
Le régime représentatif constitue la forme la plus adéquate à la condition des « sociétés commerçantes » modernes dans lesquelles les individus sont avant tout occupés à produire des richesses. Les citoyens n’ont plus le loisir nécessaire pour s’occuper constamment des affaires publiques, ils doivent donc par l’élection confier le gouvernement à des individus consacrant leur temps à cette tache.
Remarque importante : le gouvernement représentatif n’accorde aucun rôle institutionnel au peuple assemblé.
Le peuple n’engendre pas non plus indirectement les décisions politiques en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir sa volonté. Le peuple désigne seulement entre plusieurs concurrents, ceux dont les volontés deviendront des décisions publiques.
Contrairement à la conviction de Tocqueville selon laquelle « le peuple dans les démocraties (…) jaloux de ses droits, empêche ses représentants de s’écarter d’une certaine ligne générale que son intérêt lui trace », les représentants ne sont donc pas des agents chargés de mettre en œuvre une volonté populaire exprimée lors des élections, l’objectif des fondateurs n’était pas d’établir un régime dans lequel la volonté populaire gouvernerait. Le représentant ne reflète pas les idées de ceux qu’il représente, la représentation est une activité indépendante d’un fondé de pouvoir dont le rôle est de se former une opinion personnelle sur les intérêts de ses électeurs et le meilleur moyen de les servir. Le seul moyen de pression des électeurs sur les élus tient à leur faculté de ne pas les réélire.
Nous avons dans ce XXI siècle plus de recul pour caractériser le régime représentatif , qui a introduit dans son organisation les partis politiques ( l’ élu n’ est plus un homme libre de ses décisions mais est lié au parti qui l’ a fait élire , partis politiques qui eux-mêmes demeurent libres, une fois les élections passées de ne pas mettre en œuvre leur projet initial ), les réseaux d’influence médiatique ( avec les journalistes , les communicants et la culture de l’ image , les élites culturo-médiatiques , voir « Histoire des relations publiques , partie 1 , partie 2 , partie 3 , partie 4 ) , les lobbies économico-financiers etc.
On peut le décrire comme un régime mixte entre oligarchie (régime politique dans lequel le pouvoir est réservé à un petit groupe de personnes qui forment une classe dirigeante , dans notre cas , l’ élite économique , politique et culturelle ) et ochlocratie ( régime dans lequel la foule en tant que masse manipulable et passionnelle a le pouvoir d’imposer sa volonté , dans notre cas , par le suffrage universel ou par ses choix de consommation).Les masses ne sont en quelque sorte libre de choisir des maitres préalablement sélectionné par les oligarchies par divers mécanismes de promotion.
La prétendue absoluité de la souveraineté populaire dans les régimes représentatifs est le principal reproche que l’on peut faire à Tocqueville, mais son analyse n’en est pas pour autant invalide car de par sa dimension ochlocratique, les masses participent de ce régime
Ce qui est clair, c’est qu’il a mis le doigt sur quelque chose d’intéressant.
Quel espèce de despotisme les nations ont à craindre
Tocqueville, militant aristocrate ?
En général, lorsque l’on décrit « De la démocratie en Amérique », on a souvent tendance à s’attarder sur les points négatifs que Tocqueville donne à la démocratie en oubliant parfois qu’il s’attarde aussi longuement sur ses qualités.
L’analyse de Tocqueville est très souvent récupérée par certaines mouvances monarchistes et aristocratiques, qui utilisent ses critiques contre la démocratie comme une arme ultime contre ce régime qu’elles honnissent.
Pourtant, l’analyse de Tocqueville est modérée et pondérée, il énumère dans son texte les avantages et les inconvénients de la démocratie par rapport à d’autres régimes, son argumentation mélange à souhait les genres épidictique (blâmer ou louer) et judiciaire (accuser ou défendre).
Le principal objectif de Tocqueville est de produire une analyse dépassionnée des démocraties modernes : « Dans ce siècle ou les destinées du monde chrétien paraissent en suspens, les uns se hâtent d’attaquer la démocratie comme une puissance ennemie tandis qu’elle grandit encore, les autres adorent déjà en elle le dieu nouveau qui sort du néant ; Mais les uns et les autres ne connaissent qu’imparfaitement l’objet de leur haine ou de leur désir ; ils se combattent dans les ténèbres et ne frappent qu’au hasard ».
Dans cette présentation, on ne s’attardera pas sur les critiques négatives de Tocqueville sur la démocratie (on peut d’ ailleurs les retrouver dans d’autres articles déjà publié sur ce site ).
Nous allons essayer de montrer que Tocqueville est tout aussi nuancé et pondérée concernant l’aristocratie, qu’il ne considère nullement comme un régime idéal.
Il affirme : « On peut rencontrer des hommes forts méprisables à la tête des nations aristocratiques comme au sein des démocraties ».
Sur la question fondamentale des intérêts des gouvernants par rapport à ceux des gouvernés, un condensé de son propos :
« Il importe sans doute au bien des nations que les gouvernants aient des vertus et des talents. Mais ce qui, peut être, importe encore d’avantage, c’est que les gouvernants n’aient pas d’intérêts contraire à la masse des gouvernés ; car dans ce cas, les vertus pourraient devenir presque inutiles et les talents funestes (…) Le vice capital qu’on reproche à l’aristocratie, c’est de ne travailler que pour elle seule et non pour la masse (…).
Ceux qu’on charge dans les démocraties, de diriger les affaires publiques, sont souvent inférieurs en capacité et en moralité aux hommes que l’aristocratie porterait au pouvoir mais leur intérêt se confond et s’identifie avec celui de la majorité de leur concitoyen. Ils peuvent donc commettre de graves erreurs mais ils ne suivront jamais systématiquement une tendance hostile à cette majorité(…). Mais les hommes publics sous le gouvernement aristocratique, ont un intérêt de classe, qui, s’il se confond quelquefois avec celui de la majorité, en reste souvent distinct. Cet intérêt forme entre eux un lien commun et durable, il les invite à s’unir et à combiner leurs efforts vers un but qui n’est pas toujours le bonheur du plus grand nombre ».
Selon lui, « si la démocratie a plus de chances de se tromper qu’un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chance de revenir à la vérité, une fois que la lumière lui arrive parce qu’il n’y a pas en général dans son sein, d’intérêts contraires à celui du plus grand nombre »
Tocqueville affirme que dans les aristocraties, les gouvernants disposent de la cité comme d’une chose dont ils seraient propriétaires et « accommodent la société à leur usage et la préparent pour leur descendants ». Ils s’inquiètent assez peu, d’ ailleurs du sort des agents inférieurs : « Lorsque l’aristocratie gouverne, les hommes qui conduisent les affaires d’Etat échappent par leur position même à tous besoins (…) Ce n’est pas qu’ils voient sans pitié les souffrances des pauvres mais ils ne sauraient ressentir ses misères comme s’il les partageait eux-mêmes ».
Concernant les intentions : « J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays ; je vais même plus loin, et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées ».
Il conclut : « il y’ a donc, au fond des institutions démocratiques, une tendance cachée qui fait souvent concourir les hommes à la prospérité générale, malgré leurs vices ou leurs erreurs, tandis que dans les institutions aristocratiques, il se découvre quelquefois une pensée secrète qui en dépit des talents et des vertus, les entraine à contribuer aux misères de leurs semblables ».
Concernant les lois, Alexis de Tocqueville explique, dans un accent qui fait très lutte des classes :
« Les lois de la démocratie tendent en général au bien du plus grand nombre, car elles émanent de la majorité de tous les citoyens, laquelle peut se tromper, mais ne saurait avoir un intérêt contraire à elle-même. Les lois de l’aristocratie tendent au contraire, à monopoliser dans les mains du petit nombre la richesse et le pouvoir. On peut donc dire d’une manière générale, que l’objet de la démocratie dans sa législation, est plus utile à l’humanité que l’objet de l’aristocratie dans la sienne ».
Pour illustrer cette affirmation, il prendra exemple sur l’Angleterre : « Je ne sais s’il n’a jamais existé une aristocratie aussi libérale que celle d’Angleterre et qui ait, sans interruption, fourni au gouvernement du pays des hommes aussi dignes et aussi éclairés. Il est cependant facile de reconnaitre que dans la législation anglaise, le bien du pauvre a fini par être souvent sacrifié à celui du riche, et les droits du plus grand nombre au privilège que quelques uns.
Sur les finances, pour lui, dans les aristocraties, la classe dirigeante se crée des capitaux pour elle-même, ou tout au moins des ressources qu’elle prépare à ses enfants : « En général, la démocratie donne peu aux gouvernants et beaucoup aux gouvernés. Le contraire se voit dans les aristocraties ou l’argent de l’Etat profite surtout à la classe qui mène les affaires ».
Et pour finir, sur les innovations :
« L’aristocratie songe à maintenir plus qu’à perfectionner. Quand au contraire, la puissance publique est entre les mains du peuple, l’esprit d’amélioration s’étend alors à mille objets divers (…). Il existe dans les sociétés démocratiques une agitation sans but précis, il y règne une sorte de fièvre permanente qui se tourne en innovation de tout genre (…) Là, ce n’est plus une portion du peuple qui entreprend d’améliorer l’état de la société, le peuple entier se charge de ce soin.
Il conclut : « la démocratie ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile, mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer, elle répand dans tous le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n’existe jamais sans elle, et qui, pour peu que les circonstances soient favorables peuvent enfanter des merveilles ».
Tocqueville, le réformateur
Voici donc écornée cette image de militant aristocrate qui colle à la peau d’Alexis de Tocqueville. Mais à la lecture de cet ouvrage, quel type de gouvernement Tocqueville préconise-t-il ?
La première chose que l’on peut dire, c’est qu’il se défie de la tyrannie comme de la peste : « La toute puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Il n’y a donc pas sur la terre d’autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d’un droit si sacré que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu’on l’appelle le peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu’on l’exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie ».
Et il affirme : « Je pense qu’il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même ».
On retrouve ainsi chez Tocqueville, le principe Machiavélien de limitation des pouvoirs. C’est sur ce principe qu’il fonde sa critique de ce qu’il appelle « despotisme démocratique » : « Je regarde comme impie et détestable cette maxime qu’en matière de gouvernement la majorité du peuple a le droit de tout faire ».
Mais, il poursuit : « et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs ».
Contradiction ? Certainement pas. S’il critique la démocratie, Tocqueville ne la rejette pas pour autant, si tant est qu’elle passe par certaines réformes, ce qu’il exprime clairement ainsi : « la constitution politique des Etats unis me parait l’une des formes que la démocratie peut donner à son gouvernement ; mais je ne considère pas les institutions américaines comme les seules, ni comme les meilleures qu’un peuple démocratique doive adopter (…).Supposez un corps législatif composé de telle manière qu’il représente la majorité, sans être nécessairement l’esclave de ses passions ; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs ; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n’y aura presque plus de chance pour la tyrannie ».
Comme Aristote, Tocqueville considérait qu’en combinant les dispositions démocratiques et aristocratiques, on obtenait une constitution meilleure.
Ces dispositions aristocratiques, il les décelait chez les légistes :
« L’aristocratie américaine est au banc des avocats et sur le siège des juges (...).Le gouvernement de la démocratie est favorable à la puissance politique des légistes. Lorsque le riche, le noble et le prince sont exclus du gouvernement, les légistes y arrivent pour ainsi dire de plein droit ; car ils forment alors les seuls hommes éclairés et habiles que le peuple puisse choisir hors de lui.
Une aristocratie qui n’aurait pas les mêmes soucis d’intérêt que les aristocraties traditionnelles : « Si les légistes sont naturellement portés par leurs gouts vers l’aristocratie et le prince, ils le sont donc naturellement vers le peuple par leur intérêt. Le légiste appartient au peuple par son intérêt et par sa naissance, et à l’aristocratie par ses habitudes et par ses gouts ; il est comme la liaison naturelle entre ces deux choses, comme l’anneau qui les unit (…). Le corps des légistes forme le seul élément aristocratique qui puisse se mêler sans efforts aux éléments naturels de la démocratie et se combiner d’une manière heureuse et durable avec eux ».
Dans ce cadre , le jury , institution politique met la masse au contact de cette aristocratie : « Le jury sert incroyablement à former le jugement et à augmenter les lumières naturelles du peuple , on doit le considérer comme une école gratuite et toujours ouverte ou chaque juré vient s’ instruire de ses droits , ou il entre en communication journalière avec les membres les plus instruits et les plus éclairés des classes élevées , ou les lois lui sont enseignées d’ une manière pratique et sont mise à portée de son intelligence par les efforts des avocats , les avis du juge et les passions même des parties ».
Son influence s’étend même bien au-delà de l’enceinte des tribunaux : dans les délassements de la vie privée comme dans les travaux de la vie politique, sur la place publique.
Pour lui, « C’est surtout à l’aide du jury en matière civile que la magistrature américaine fait pénétrer l’esprit légiste jusque dans les derniers rangs de la société (...) ».
Le plus grand mérite de la démocratie aux yeux de Tocqueville est de faire descendre l’idée des droits politiques jusqu’ au moindre des citoyens mais de l’autre coté, il admet que l’apprentissage de l’usage de ces droits est loin d’être une chose facile.
Mais le jury change la donne, et devient « le moyen le plus énergique de faire régner le peuple et est aussi le plus efficace de lui apprendre à régner ».
On peut conclure que, malgré ce qu’en général on pense de lui, si Tocqueville était un aristocratique par l’instinct (de par sa méprise et crainte quasi atavique de la foule), il était un démocrate de raison, c’est « le Paradoxe Tocquevillien ».
Sources :
« De la démocratie en Amérique » Alexis de Tocqueville
Principe du gouvernement représentatif, Bernard Manin
Tags : Politique Démocratie
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