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Commentaire de O Scugnizzo

sur Penser le monde aujourd'hui avec Frédéric Lordon


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O Scugnizzo O Scugnizzo 29 septembre 2013 23:59

Merci Eric Guéguen pour le lien. Je dois dire que j’ai été assez déçu de la critique de Lordon, je dirai même que celle-ci est une illustration assez intéressante des analyses de Michéa, à savoir l’homme de gauche qui ne jure que par le progrès, qui se prend pour un homme de progrès, membre d’une minorité éclairée, sans jamais se replacer dans une structure sociale, une dynamique sociale, alors qu’il est le premier à le faire pour les autres, notamment lorsqu’il dit - affirmation qui effleure à peine une partie de vérité - que si le peuple (vs élite) est fondamentalement bon, c’est parce qu’il n’a pas les possibilités matérielles d’être mauvais. Outre la vacuité d’opposer un argument contre-caricatural à un autre considéré comme tel, Michéa ne dit pas que le peuple est bon, mais est dans sa généralité décent, en ce sens où effectivement les conditions de la vie réelle font qu’il se trouve obliger de se conduire d’une certaine manière. Or, par définition, l’aspiration à une vie tranquille, à un métier plaisant, à fonder une famille exclut la personne des hautes sphères sociales - du journaliste qui va tapiner chez les politiciens, du scientifique qui passe ses journées seul dans un labo ou du banquier partouzeur cocaïnomane qui se marie uniquement car ceci le rend plus "employable et sympathique". Cette hyper-classe mondialisée (ou facilement mondialisable) est loin de la réalité sociologico-économique majoritaire, à savoir du salariat généralisé et des "problèmes ordinaires", et en ceci elle a une (très très forte) tendance à ne plus avoir les pieds sur terre. Lordon fait bel et bien partie de cette hyper-classe, côté intellectuel universitaire de gauche. Son jargon fermé, son amour revendiqué pour cette classe coupée du monde s’adonnant à l’affinement des concepts sans ressentir de dette morale me paraissent les meilleurs indices d’une telle appartenance. Certes, il représente ce qui se fait de mieux dans une telle classe, mais comme chez le peuple il n’y a ni une entière nécessité ni une entière vertu, il en va de même chez cette élite que glorifie Lordon dans ses interviews, parce que "ça fait progresser la connaissance". Trop facile de ne considérer que les avantages sans les dégâts collatéraux, et de reprocher la même chose à Michéa, en convoquant le crime des crimes - l’attitude des masses sous Hitler ! (en feignant par ailleurs la synonymie entre peuple et masse). Bref, Lordon c’est "le progressisme bien compris" : à n’en point douter ! Concernant les institutions, c’est précisément ce que dit Michéa : donner des cadres institutionnels qui permettent d’exprimer les vertus des peuples plutôt que l’égoïsme, sans oublier de mettre des limites devant empêcher dans le futur l’exploitation de l’homme par l’homme. 


Je préfère toujours m’attaquer au fond plutôt qu’à la forme, mais trop souvent l’un est intimement lié à l’autre, notamment chez Lordon. Ce "Impasse Michéa", "Misère de la common decency" me rappelle de trop la ridicule querelle entre Marx l’intellectuel et Proudhon l’homme du peuple. Pour rester aussi bas que Lordon, je dirai qu’on a le privilège de savoir à qui l’Histoire a donné raison. Concernant par ailleurs le sens de l’histoire, je trouve ma fois Lordon de mauvaise foi. Michéa jamais ne dit que le refus de l’idéologie du progrès signifie qu’il n’y a pas eu de progrès, mais que celui-ci ne peut donner un sens - précisément dans les deux sens du mot - à l’Histoire (terme par ailleurs que ni l’un ni l’autre ne définit). Pour Michéa, il y a bien une dynamique - plutôt qu’une direction - qui est celle de la dialéctique hégélienne (grosso modo : thèse - anti-thèse -> synthèse etc). Hegel semblera peut être ridicule pour un structuraliste comme Lordon, mais il n’empêche que c’est effectivement une marche théorique permettant le neuf (le conservatisme chez Michéa et à fortiori chez Orwell est une provocation à recontextualiser dans une certaine ambiance intellectuelle), c’est-à-dire en partie la destruction, tout en conservant. La tradition est la thèse, la nouveauté une anti-thèse, et de là on arrive à une synthèse, où l’on voit que la thèse est le point de départ.

Finalement, et c’est une considération personnelle, il me semble que la stigmatisation (très infamante) d’un certain populisme (celui qui ne sert pas un marché électoral de droite ou de gauche suivant les périodes) est quelque chose d’assez anti-démocratique (ce qui ne signifie pas que celui qui émet la critique est un pur salaud). C’est par ailleurs une critique très fréquente dans l’élite de gauche et dans la bouche dudit Lordon, ce qui prête à confusion - sinon à une franche rigolade - lorsque l’on sait que ce sont les mêmes qui se font précisément passer pour progressiste, démocrate, gentil, ouvert et toutes les fleurs du monde. Or, un démocrate radical, voire même un anarchiste "vieille école", pour penser que le peuple puisse se diriger lui-même, et non pas qu’il se fasse diriger par une petite élite, qu’elle soit capitaliste, journalistique ou intellectuelle (scientifique), doit le porter très, très haut en estime, de lui prêter, en d’autres mots, des qualités multiples et diverses. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas au courant que "l’homme peut tout", comme dirait Lordon avec condescendance. Mais un minimum d’idéalisation me semble nécessaire, en ce sens où le "réalisme" n’existe qu’à postériori, personne ne pouvant savoir ce qu’est capable précisément une collectivité à un moment donné.

Cela n’enlève rien bien entendu aux propos brillants de Lordon en matière d’économie, mais pour le côté politique - alors que c’est précisément ce qu’il reproche à Michéa - on peut repasser. Le politique ne peut se réaliser dans une tour universitaire, lorsqu’on est seul dans une pièce devant ses livres à longueur de journées, et qu’on a comme compagnon de discussion uniquement des collègues sociologiquement identiques, voire un ou deux journalistes mensuels. C’est un problème auquel je commence à devoir faire face et qui me dérange énormément (les journalistes en moins), peut-être s’habitue-t-on à un certain moment et on n’en perçoit plus les enjeux sociaux et politiques.

Pour respecter les règles du jeu, on pourrait tout aussi appeler l’article : "Le complexe de Lordon"

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