• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV Mobile


Commentaire de Joe Chip

sur Michel Onfray et le crépuscule d'un monde insensé


Voir l'intégralité des commentaires de cet article

Joe Chip Joe Chip 18 septembre 2015 11:46

@Gollum

Pour les Américains, je pense que c’est le matérialisme lui-même qui est devenu l’enjeu de la spiritualité dans une société qui avait besoin d’un afflux constant de capitaux et de marchandises pour survivre puis croître. Tocqueville explique très bien en outre comment la religion aux USA vient compenser les effets délétères de l’individualisme (sens de la communauté très développé) et de la logique d’accumulation tout en s’adaptant à la démocratie d’opinions. Je ne parlerais pas de schizophrénie car les Américains ne conçoivent pas de contradiction entre l’argent et la foi (au contraire), entre le matérialisme et la spiritualité. Je ne reviens pas non plus sur le rôle de l’ascèse dans la constitution du capital aux Etats-Unis, directement inspirée par l’idéologie puritaine, elle-même issue du calvinisme.

Pour la France, c’est je crois un peu plus complexe. Après tout, la religion catholique était encore très bien implantée jusque dans les années 50/60, il y avait une sorte de cohabitation conflictuelle entre l’instituteur (au temps des "hussards noirs") et le curé, en particulier dans les villages. Mais les traditionnaliste commettent à mon avis une erreur d’analyse en attribuant uniquement à "1789" ou à la "franc-maçonnerie" le recul considérable de la religion et de l’Eglise en France. En effet, on oublie souvent de dire que la religion s’était parfaitement rétablie au cours du XIXème siècle, période caractérisée par un retour au conservatisme sociétal qui était alors favorable aux intérêts de la bourgeoisie (avoir une main d’œuvre docile et résignée à subir sa condition, cf. propos transparent du grand bourgeois Voltaire à ce sujet). 

Quand les ouvriers ont commencé à réclamer de meilleures conditions de travail et de vie, ils ne sont pas tournés en priorité vers les socialistes, les franc-maçons et les révolutionnaires, mais vers les curés et l’Eglise qui exerçait encore toute ses prérogatives morales sur le petit peuple. 

Non seulement cette dernière les a trahi en leur tournant complètement le dos et en délégitimant ces aspirations matérielles au bonheur au nom d’une conception dévoyée de la "spiritualité’, mais elle a commis l’erreur de s’adosser complètement, par pur esprit de réaction, à la puissance bourgeoise dominante, en apportant sa légitimité tant morale qu’institutionnelle aux valeurs prônées par cette dernière, et en les relayant auprès du peuple : c’est l’époque des dames patronnesses et de la charité condescendante. 

L’Eglise est alors devenue tout simplement politiquement "de droite" et les socialistes ont eu un boulevard pour expliquer à des millions de travailleurs que les curés et l’Eglise se moquaient bien de leurs conditions de vie et cherchaient au contraire à continuer à les faire trimer pour le seul intérêt des riches et des bourgeois : le catholicisme - religion qui prétendait aimer les pauvres - ne s’en est jamais remis en France, en perdant définitivement le lien spirituel qui l’unissait à la population ouvrière et paysanne. C’est à cette période que les tendances anticléricales trouvent un écho au sein de la population. Ce n’était pas la première fois que l’Eglise, trop accoutumée à la proximité du pouvoir, faisait le choix des élites contre le peuple, mais cette fois-ci, les conséquences seraient irrémédiables dans un contexte où l’idéologie du progrès s’imposait à la société. L’erreur fondamentale des catholiques a été de croire qu’ils pourraient se maintenir au-dessus de la société en "collaborant" en quelque sorte avec la puissance bourgeoise et en épousant ses intérêts de classe comme elle avait pu le faire avec l’aristocratie. 

C’est à partir de ce moment-là que les "républicains" - faisant le cheminement inverse - ont obtenu l’ouverture qu’ils cherchaient auprès du petit peuple depuis la Révolution, surtout dans les campagnes qui étaient restées défiantes face aux idéaux révolutionnaires. Les instituteurs et les laïcs remplacèrent les curés comme directeurs de conscience tandis que le Pape fulminait bulle après bulle contre le socialisme, le marxisme, la gauche, etc., et détruisait au sein même de l’Eglise les velléités de réaction de la base qui avait bien compris que le sens de l’histoire leur imposait de se rapprocher des pauvres et des ouvriers. Tout cela est vérifiable historiquement et me semble constituer une explication plus rationnelle que le "complot judéo-maçonnique" et le recours à la pensée magique qui entretient les traditionnalistes et les catholiques conservateurs dans un déni persistant par rapport aux erreurs commises par le Pape "infaillible" et par l’Eglise romaine dans son ensemble. 

Car évidemment, une fois alliée objectivement, matériellement et politiquement à la bourgeoisie financière et industrielle, l’Eglise en devint fatalement l’otage. Après la guerre, il fallut rapidement créer des millions de nouveaux consommateurs avec l’accroissement de la production : la bourgeoisie se débarrassa donc sans aucun état d’âme de la morale chrétienne qui avait permis autrefois d’enrégimenter des millions d’ouvriers dans les usines. D’alliées, les autorités ecclésiastiques devinrent soudainement des adversaires de la bourgeoisie et de la "modernité" et Vatican 2 s’imposa alors presque naturellement. Le catholicisme fut progressivement évidé comme un poisson et devint une religion de témoignage prônant un humanisme et un cosmopolitisme compatible avec la nouvelle idéologie économique. 

Les catholiques traditionnalistes ayant tendance à persister dans l’inadaptation et le dogmatisme, ils se sont persuadés que le problème venait des conséquences et non pas des causes, et qu’en rétablissant un culte figé et dogmatique, si besoin de manière autoritaire, la religion catholique retrouverait sa légitimité sociale et rendrait à la France sa vocation de "fille première"... on ne saurait être plus tragiquement éloigné de la réalité. 


Voir ce commentaire dans son contexte





Palmarès