@yoananda
Bonjour,
Je voudrais juste vous signaler un des textes qui m’a le plus bouleversé, un passage magnifique de Tocqueville, une défense du tirage au sort des jurys civils pour élever le niveau général des citoyens et pour les responsabiliser.
Je vais essayer de le copier/coller ici (j’ai dû en couper bcp : vous devriez le télécharger ici.
Bonne lecture.
Amicalement.
Étienne.
Tocqueville, « De
la démocratie en Amérique »,
Livre 1, deuxième
partie, chapitre VIII.
GF Flammarion, tome I, p 371 et s.
Du jury aux
États-Unis
considéré comme institution politique
« [...] J’entends
par jury un certain nombre de citoyens pris au hasard et revêtus momentanément du droit de juger.
Appliquer
le jury à la répression des crimes me paraît introduire dans le gouvernement
une institution éminemment républicaine. Je m’explique.
L’institution
du jury peut être aristocratique ou démocratique, suivant la classe dans
laquelle on prend les jurés ; mais elle conserve toujours un caractère
républicain, en ce qu’elle place la direction réelle de la société dans les
mains des gouvernés ou d’une portion d’entre eux, et non dans celle des
gouvernants.
[...] L’homme
qui juge au criminel est donc réellement le maître de la société. Or, l’institution du jury place le peuple
lui-même, ou du moins une classe de citoyens, sur le siège du juge.
L’institution du jury met donc réellement la direction de la société dans les
mains du peuple ou de cette classe [4].
[...] le jury est avant tout une institution
politique ; on doit le considérer comme un mode de la souveraineté du peuple ;
il faut le rejeter entièrement quand on repousse la souveraineté du peuple, ou
le mettre en rapport avec les autres lois qui établissent cette souveraineté. Le jury forme la partie de la nation chargée
d’assurer l’exécution des lois, comme les Chambres sont la partie de la nation
chargée de faire les lois ; et pour que la société soit gouvernée d’une
manière fixe et uniforme, il est nécessaire que la liste des jurés s’étende ou
se resserre avec celle des électeurs. C’est ce point de vue qui, suivant
moi, doit toujours attirer l’attention principale du législateur. Le reste est
pour ainsi dire accessoire.
[...]
De quelque manière qu’on applique le
jury, il ne peut manquer d’exercer une grande influence sur le caractère
national ; mais cette influence s’accroît infiniment à mesure qu’on l’introduit
plus avant dans les matières civiles.
Le
jury, et surtout le jury civil, sert à donner à l’esprit de tous les citoyens
une partie des habitudes de l’esprit du juge ; et ces habitudes sont précisément
celles qui préparent le mieux le peuple à être libre.
Il
répand dans toutes les classes le respect pour la chose jugée et l’idée du
droit. Ôtez ces deux
choses, et l’amour de l’indépendance ne sera plus qu’une passion destructive.
Il
enseigne aux hommes la pratique de l’équité. Chacun, en jugeant son voisin,
pense qu’il pourra être jugé à son tour. Cela est vrai surtout du jury en
matière civile : il n’est presque personne qui craigne d’être un jour l’objet
d’une poursuite criminelle ; mais tout le monde peut avoir un procès.
Le
jury apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de ses
propres actes ;
disposition virile, sans laquelle il n’y a pas de vertu politique.
Il revêt chaque citoyen d’une sorte de
magistrature ; il fait sentir à tous qu’ils ont des devoirs à remplir envers la
société, et qu’ils entrent dans son gouvernement. En forçant les hommes à s’occuper d’autre chose que de leurs propres
affaires, il combat l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des
sociétés.
Le
jury sert incroyablement à former le jugement et à augmenter les lumières
naturelles du peuple. C’est là, à mon avis, son plus grand avantage. On doit le
considérer comme une école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient
s’instruire de ses droits, où il entre en communication journalière avec les
membres les plus instruits et les plus éclairés des classes élevées, où les
lois lui sont enseignées d’une manière pratique, et sont mises à la portée de
son intelligence par les efforts des avocats, les avis du juge et les passions
mêmes des parties. Je
pense qu’il faut principalement attribuer l’intelligence pratique et le bon
sens politique des Américains au long usage qu’ils ont fait du jury en matière
civile.
Je ne sais si le jury est utile à ceux
qui ont des procès, mais je suis sûr qu’il
est très utile à ceux qui les jugent. Je le regarde comme l’un des moyens
les plus efficaces dont puisse se servir la société pour l’éducation du peuple.
[...]
Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner. »
Tocqueville.