Finkielkraut met en doute la thèse de Michéa
Samedi 2 juin 2012, Alain Finkielkraut recevait dans son émission Répliques, sur France Culture, Jean-Claude Michéa, pour parler de son livre Le complexe d’Orphée.
Les deux intellectuels se livrent à un pingpong sur l’origine de la destruction de la décence, des valeurs communes, de l’éducation de nos sociétés modernes.
Les deux hommes sont d’ accord sur le constat de l’état des sociétés modernes mais s’opposent sur les causes. Jean Claude Michéa l’explique par la logique (ou dynamique) libérale et Alain Finkielkraut évoque la logique (ou dynamique) démocratique.
La Logique libérale
Jean Claude Michéa n’écrit pas une histoire universitaire des idées libérales, ce n’est pas tant le libéralisme en tant que doctrine du 18 ème siècle qui est la cible de sa critique que la logique libérale qui l’enveloppe et qui à partir du moment où elle s’autonomise produit le monde tel qu’il devient. Parler de logique libérale revient à étudier comment les intentions initiales des libéraux vont déclencher un mouvement, produire une dynamique qui finit par donner un résultat qui ferait hurler les premiers libéraux s’ils revenaient aujourd’hui.
Il développe l’idée selon laquelle le libéralisme, dans sa logique propre et non dans ses principes, conduirait à un monde sans limites ni frontières, contraire aux intentions des premiers libéraux. Il produirait quelque chose d’atavique qui finirait par lui échapper : la libération des pulsions et des passions, le nihilisme moral et culturel.
Le socle de cette logique, c’est le projet de construction d’une société axiologiquement neutre c.à.d. une société dans laquelle, pour préserver la liberté individuelle, le gouvernement des hommes cède la place à l’administration des choses, et ce projet conduit l’humanité dans le chemin qu’elle a emprunté depuis deux siècles.
Il y’ a dans l’esprit initial des libéraux un esprit à la George Brassens dont le but n’est pas de produire l’homme nouveau mais au contraire de partir des hommes tels qu’ils sont. On est dans une pensée de la limite et de la modération. Cependant, malgré le développement de cette intuition au départ modérée, le principal souci des premiers libéraux est de construire une société dans laquelle chacun soit libre de vivre comme il l’entend, une société ou le gouvernement des hommes n’exigerait des citoyens aucun modèle de vie bonne.
A l’ époque des premiers libéraux , il y’ a un terrain d’ accord implicite sur un certain nombre d’ évidences morales qui n’ ont même pas besoin d’ être théorisé ( un homme n’ est pas une femme , un adulte n’ est pas un enfant , un fou n’ est pas une personne saine d’ esprit ) mais dans la pratique , à partir du moment ou l’ on développe ce projet jusqu’ au bout , on voit dans tout modèle de vie une construction arbitraire métaphysique et la notion de limite qui avait un sens pour les premiers libéraux va se déplacer jusqu’ à se détruire !
La pensée des premiers libéraux culturels va tout à fait logiquement aboutir au monde dans lequel nous vivons dans lesquelles toutes références aux limites morales, religieuses et philosophiques n’a plus aucun sens et pour lequel le sens de l’histoire devient le seul critère.
Cette distinction entre pensée libérale et logique libérale est le principal obstacle à la compréhension des thèses de Michéa pour les libéraux actuels qui trouvent contradictoire et paradoxal que Michéa parle de triomphe du paradigme libéral alors que le libéralisme au sens premier du terme s’efface !
La logique démocratique
Finkielkraut, s’il est d’accord avec le constat d’un vide moral et culturel des sociétés moderne, en conteste néanmoins la généalogie de Michéa. En effet, explique Finkielkraut, il y a une autre logique qui se déploie sous nos yeux : la logique démocratique si bien analysée par Tocqueville. La démocratie est en principe un régime politique mais sa logique d’égalisation, de passion du semblable, conduit les hommes à refuser toute forme d’inégalité, de discrimination ou de différence. Dès lors, tout se vaut, le maître comme l’élève, le père comme le fils, le bien comme le mal, le beau comme le laid. Il faut prendre acte d’une démocratie généralisée, une démocratie sortie de son ordre propre et appliquée à toutes les sphères de la société.
Or, selon Finkielkraut, c’est cette logique politique du “tout égal” qui détruit la décence et les valeurs communes et non l’économie de marché ou la liberté individuelle. Dans cette perspective, il n’y a pas de triomphe du libéralisme mais bien plutôt un effacement du libéralisme originel.
La démocratie
Michéa précise que la dynamique démocratique développée par Finkielkraut fait référence à l’usage Tocquevillien du terme « démocratie ».
Cependant cet usage Tocquevillien du terme « démocratie » risque d’introduire une confusion extrême car sur le plan politique, les libéraux ne sont pas des démocrates. Les grands théoriciens libéraux critiquaient la république et la démocratie c.à.d. le régime de la souveraineté populaire comme une des figures possible de l’absolutisme et le voyaient comme un transfert du pouvoir absolu du roi entre les mains du peuple. Ils ont donc inventé le régime représentatif ! L’histoire politique du libéralisme ne va donc pas dans un sens de pouvoir croissant du peuple sur son propre destin.
Pour étayer sa démonstration Michéa évoque la trilatérale qui en 1975 qui postule que la gouvernabilité des sociétés libérale (des démocraties dans le sens Tocquevillien) serait beaucoup plus efficace avec l’apathie des citoyens, qui devraient se contenter d’être des consommateurs.
Les luttes contre les discriminations
Quant au mouvement de lutte contre toutes les discriminations Michéa y voit l’effet logique du processus libéral. Les socialistes entendent lutter contre un certains nombres de discriminations comme abolir les classes sociales mais ce n’est pas le droit de tous sur tout.
Le principe de la philosophie libérale est la privatisation des valeurs morales, religieuses, philosophiques .Le libéral n’interdit pas par exemple d’avoir une opinion sur beau seulement elle est privée et une frontière serait franchie en voulant faire de cette opinion la règle d’une vie commune. Tout se vaut. Ce qui tranche sur ce qui est beau ou pas, c’est le marché !
A partir du moment où l’on privatise toutes les références et tous les critères, comment ne pas aller vers le droit de tous sur tout qui est le nom Hobbesien de la lutte contre toutes les discriminations ? C’est bien une conséquence de la logique libérale qui a détruit les critères de vie commune, et les premiers libéraux ne pouvaient imaginer les conséquences de cette logique.
De l’éducation
Pour Alain Finkielkraut, les parents et les pédagogues qui proclament que l’enfant est un acteur de sa propre éducation ne sont pas des libéraux. La confusion de l’autorité qui enseigne et du pouvoir qui opprime ne vient pas selon lui du libéralisme.
Jean Claude Michéa rétorque que l’éducation actuelle est l’émanation du libéralisme culturel. L’éducation est en effet fondée sur deux postulats : la distinction de l’enfant et de l’adulte et la transmission d’un savoir qui vient du passé. Ce rapport au passé et à la distinction suppose des critères mais à partir du moment où tout critère est une discrimination, éduquer devient un processus impossible !
Alain Finkielkraut a du mal à voir en ce phénomène une forme de libéralisme exacerbé, si le passé a mauvaise presse, c’est parce selon lui, il est souvent envisagé comme l’espace d’une grande noirceur (passé misogyne, passé raciste, homophobe) et cela vient du politiquement correct.
Pourtant, à d’autres occasions, Michéa a précisé que l’extension infinie des droits est l’aboutissement logique de la modernité libérale. L ‘appel aux avocats pour trancher les conflits et qui sert de substitut au bon sens fabrique un homme politiquement correct et procédurier.
La bourgeoisie
Vers la fin Finkielkraut se lance dans un éloge de la bourgeoisie à l’ancienne qui n’ignorait pas que ses privilèges impliquait des devoirs dont l’un des plus important était d’honorer la culture, de la servir, de s’ y adonner soi même et de la transmettre à la génération suivante et ceci en réponse à une critique de Michéa qui explique les contradictions de cette bourgeoisie qui d’ un coté prétend défendre des valeurs traditionnelles et de l’ autre pense que le marché est le seul lien possible entre les hommes pour produire une société qui protège les individus, ce qui a pour conséquence de saper les bases anthropologique de l’ esprit du don , de la conscience morale et de rapport à la nature qui ne soit pas prédateur.
L’innocence originelle de l’homme
Pour finir , Alain Finkielkraut lance une discussion sur l’ idée de l’ innocence originelle de l’ homme et le déterminisme social qui postule que le mal vient de la société et non de celui qui le commet en s’ appuyant sur … … le meurtre d’Ilan Halimi, , le jeune juifs torturé et assassiné par le gang des barbares (ce qui a du profondément bouleversé Alain Finkielkraut pour une raison que j’ ignore. ;-) ).
Pour Alain Finkielkraut, la décence ordinaire devrait s’opposer à ce discours, qui excuse les comportements criminels, qui vient de la philosophie progressiste qui postule que le mal vient de l’oppression.
Michéa répond que pour les protagonistes de l’affaire on est dans la logique libérale du business et qu’il n’ ya aucune différence entre les assassins qui ont commis cette acte criminel au nom du business et les traders qui pianotent sur son ordinateur et qui conduit à la ruine des régions du monde au nom du même business.
Quand à l’utilisation du déterminisme social comme excuse aux actes criminels par les éducateurs culturels, Michéa l’explique par l’interdiction de tout critère de jugement moral qui fait basculer dans le déterminisme : si la morale n’existe pas, c’est la société qui pousse au crime, la responsabilité individuelle n’existe pas.
Conclusion
Finkielkraut n’a cessé de tenter de sortir Michéa de son paradigme pour l’introduire dans le sien, mais sans succès, Michéa parvient toujours à utiliser les assertions de Finkielkraut pour les retourner contre lui en les replaçant dans la logique libérale.
Au cours de ce débat, on perçoit les limites de la critique réactionnaire (compris comme le rejet d’ un présent perçu comme « décadent » et prônant un retour vers un passé idéalisé) bourgeoise incarné dans ce débat par Finkielkraut, qui se focalise sur l’égalitarisme et en l’expurgeant toutes références au libéralisme et au capitalisme.
Finkielkraut en est réduit à sous entendre que Michéa craint de prendre en compte la dynamique démocratique, ce qui le mettrait dans l’affreux camp des réactionnaires, alors que la critique du libéralisme est entendue.
Précisons que Finkielkraut, par élégance a laissé son invité s’exprimer plus longuement, malgré tout, on peut dire que Michéa remporte largement cette confrontation.
Cependant, rien n’est erroné dans ce que Finkielkraut appelle dynamique démocratique, son analyse est tout simplement incomplète. Passons outre son usage polémique du terme « démocratie », la dynamique qu’il décrit est en réalité incluse dans la dynamique libérale : les valeurs communes étant privatisée, ne subsiste que pour seul étalon le marché et le règne du nombre : les produits culturels deviennent des marchandises et plus celle-ci sont écoulées, plus elles sont importantes. Quand à l’égalitarisme, on peut l’expliquer par l’extension infinie des droits individuels.
Dans la logique libérale, droit et marché assurent l’osmose d’un système dialectiquement unitaire.
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Sources : http://www.institutcoppet.org/2012/06/11/finkielkraut-met-en-doute-la-these-de-michea/
Tags : Alain Finkielkraut
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