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Éric Guéguen Éric Guéguen 30 septembre 2013 12:32

Voici donc ce que j’ai tiré du conflit de chapelles estival, dont je n’ai pris connaissance que ces jours-ci pour ma part…
 
Coup sur coup, Luc Boltanski, Serge Halimi, Philippe Corcuff et Frédéric Lordon s’en sont pris à Jean-Claude Michéa par médias interposés. Laissons de côté Boltanski (qui décidément ne sert à rien) et Halimi qui, lui, se contente de mettre en garde la gauche contre ses deux démons extrêmes : la tentation néolibérale incarnée par Geoffroy de Lagasnerie, lecteur de Foucault, et celle de la société clause que semble prôner Michéa, le nouveau Clouscard. Exit Halimi, merci d’être venu.
 
Puis vient Corcuff et, contrairement à ce que vous avez pensé, Scugnizzo, et même contrairement au ressenti de Michéa lui-même, je pense que c’est ce texte qui est en soi le plus problématique. Michéa s’efforce de ne répondre qu’à lui car c’est un ami, mais je pense qu’il y a aussi le fait que Lordon fait mouche à certains moments, et qu’il est donc plus difficile à désarçonner. Je m’explique.
 
En fait, le couple Corcuff-Lordon constitue en quelque sorte les deux bouts du cordon sanitaire autour de la pensée de Michéa. Je reviendrai ensuite sur Lordon, mais Corcuff le fait en mettant en garde Michéa contre le brouillage des frontières idéologiques. En gros : « Jean-Claude, prends garde, si l’on ne peut plus pointer du doigt les méchants, on n’a plus de raison d’être ! » Et qui serait ce « ON » ? Ce que Michéa appelle les « sociologues d’État », appointés par lui. Et il faut rappeler que ET Boltanski, ET Corcuff, ET Lordon sont des disciples (parfois critiques il est vrai) de Pierre Bourdieu, le pape de la sociologie qui pollue les médias et les pensées de son schéma binaire dominants/dominés. Alors les voir reprocher à Michéa son essentialisme et surtout son manichéisme, c’est assez risible.
 
Lordon à présent : lui fonctionne, de mon point de vue, en binôme avec Corcuff, mais avec une critique beaucoup plus construite (c’est la raison pour laquelle je pense que Michéa aurait dû lui répondre). J’ai toujours cru que les deux seuls mecs intelligents à gauche étaient Michéa et Lordon ; je le maintiens. Lordon est très fort, ici il est « simplement » de mauvaise foi (comme vous le disiez). Il est fort à l’oral, et il est fort à l’écrit : il a un style, limite pédant, comme Bourdieu qui lui ne savait pas écrire et fustigeait, sans gêne, la « distinction » à l’œuvre dans la société. Je referme cette parenthèse sur la forme. Quant au fond, Lordon reproche essentiellement à Michéa d’hypostasier une moralité innée au sein de l’humble peuple. Je pense en effet que Michéa a le tort de faire de la psychologie sociale en considérant les hommes comme tous identiques, donc tous réceptifs de la même manière à la « common decency ». Mais ce que met au jour la critique de Lordon, c’est qu’il est lui-même esclave de cette tendance ; la seule différence est que Lordon a tendance, pour sa part, à considérer les hommes tous mus par l’appât du gain, convaincu qu’il est d’être un véritable homme de gauche, déniaisé quant aux faiblesses de l’âme humaine. M’est avis, pour ma part, que l’humanité est bien plus complexe que ce que l’un et l’autre prétendent, c’est un réductionnisme typiquement contemporain et Michéa est forcément en porte-à-faux pour détromper Lordon sur ce sujet.
 
La véritable rupture entre les deux, selon moi, c’est la dénonciation de l’individualisme. Michéa le déplore et Lordon lui répond (Corcuff également) que la seule alternative à l’individualisme est le totalitarisme, et donc que la pensée de Michéa porte en germe la bête immonde, d’où l’intérêt que lui portent les réac ‘ en général, et ceux de la droite en particulier. Voilà en gros la tenaille dont je parlais : Corcuff dit à Michéa, au travers de la promotion d’une éthique de la responsabilité, que toutes les choses ne sont pas bonnes à dire, ce à quoi Lordon ajoute que toutes les oreilles ne sont pas aptes à entendre, autrement dit que le peuple que Michéa révère est tout à fait capable de porter des Hitler au pouvoir, ce en quoi il a raison. Face à cela, on peut en effet répondre à Lordon que Michéa n’est pas naïf à ce point, mais la meilleure parade consisterait à développer une alternative politique, ce qui est totalement absent de la pensée de Michéa. Je veux dire que mettre en évidence le besoin de valeurs, de vertu, d’éthique, c’est essentiel, et loué soit Michéa de le faire, contrairement à ce que dit Lordon qui feint de ne pas reconnaître qu’il est lui-même un « père-la-vertu » lorsqu’il réfère tant et tant de choses au risque de peste brune. Mais cela dit, vis-à-vis de l’avenir politique de ce pays, hors de l’anarchie responsabilisante, Michéa n’a, semble-t-il, rien à proposer au fil de ses livres. Ceci fait qu’il prête le flanc à la critique relativiste qui se défie des jugements de valeur et de la capacité de certains à réfréner sans contrainte les passions, la grande marotte de Lordon depuis qu’il a lu Spinoza.
 
En définitive, Michéa a ma préférence et Lordon me déçoit (il met son intelligence au service du dogmatisme de gauche), mais étant donné qu’il se cantonne, comme Lordon, au décryptage de l’histoire moderne (XVII-XXe siècle, en gros), il est un peu à l’étroit dans sa pensée. Il aurait tout à gagner à remonter jusqu’aux grandes philosophies universelles de l’Antiquité, en particulier la capacité qu’elles avaient à penser l’articulation individu-communauté du point de vue politique, et non seulement éthique, sans s’en tenir aux travaux du MAUSS (très intéressants par ailleurs) sur le don-contre-don. Une seule chose me dérange chez Michéa : le fait qu’il tienne autant au « socialisme », ce catholicisme à la sauce moderne, éculé, sans avenir. Michéa oublie un peu vite que le socialisme est daté, et qu’il n’est que le petit frère scrupuleux du libéralisme.
 
À bientôt,
EG




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