@etronLibre
L’historien Sylvain
Gouguenheim récuse l’idée que la science des Grecs ait été transmise à
l’Occident par le monde musulman. Etonnante rectification des préjugés de
l’heure, ce travail de Sylvain Gouguenheim va susciter débats et polémiques.
Son thème : la filiation culturelle monde occidental-monde musulman. Sur ce
sujet, les enjeux idéologiques et politiques pèsent lourd. Or cet universitaire
des plus sérieux, professeur d’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure
de Lyon, met à mal une série de convictions devenues dominantes. Ces dernières
décennies, en suivant notamment Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Saïd
ou le Conseil de l’Europe, on aurait fait fausse route sur la part de l’islam
dans l’histoire de la culture européenne.
Que croyons-nous donc ?
En résumé, ceci : le savoir grec antique – philosophie, médecine, mathématique,
astronomie -, après avoir tout à fait disparu d’Europe, a trouvé refuge dans le
monde musulman, qui l’a traduit en arabe, l’a accueilli et prolongé, avant de
le transmettre finalement à l’Occident, permettant ainsi sa renaissance, puis
l’expansion soudaine de la culture européenne. Selon Sylvain Gouguenheim, cette
vulgate n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données
partielles ou partiales. Il désire en corriger, point par point, les aspects
inexacts ou excessifs.
Y a-t-il vraiment eu
rupture totale entre l’héritage grec antique et l’Europe chrétienne du haut
Moyen Age ? Après l’effondrement définitif de l’Empire romain, les rares
manuscrits d’Aristote ou de Galien subsistant dans des monastères n’avaient-ils
réellement plus aucun lecteur capable de les déchiffrer ?
Non, réplique Sylvain
Gouguenheim. Même devenus ténus et rares, les liens avec Byzance ne furent
jamais rompus : des manuscrits grecs circulaient, avec des hommes en mesure de
les lire. Durant les prétendus « âges sombres », ces connaisseurs du
grec n’ont jamais fait défaut, répartis dans quelques foyers qu’on a tort
d’ignorer, notamment en Sicile et à Rome. On ne souligne pas que de 685 à 752
règne une succession de papes… d’origine grecque et syriaque !
On ignore, ou on
oublie qu’en 758-763, Pépin le Bref se fait envoyer par le pape Paul Ier des
textes grecs, notamment la Rhétorique d’Aristote.
Cet intérêt médiéval
pour les sources grecques trouvait sa source dans la culture chrétienne
elle-même. Les Evangiles furent rédigés en grec, comme les épîtres de Paul.
Nombre de Pères de l’Eglise, formés à la philosophie, citent Platon et bien
d’autres auteurs païens, dont ils ont sauvé des pans entiers. L’Europe est donc
demeurée constamment consciente de sa filiation à l’égard de la Grèce antique,
et se montra continûment désireuse d’en retrouver les textes. Ce qui explique,
des Carolingiens jusqu’au XIIIe siècle, la succession des
« renaissances » liées à des découvertes partielles.
La culture grecque
antique fut-elle pleinement accueillie par l’islam ?
Sylvain Gouguenheim
souligne les fortes limites que la réalité historique impose à cette conviction
devenue courante. Car ce ne furent pas les musulmans qui firent l’essentiel du
travail de traduction des textes grecs en arabe. On l’oublie superbement : même
ces grands admirateurs des Grecs que furent Al-Fârâbî, Avicenne et Averroès ne
lisaient pas un mot des textes originaux, mais seulement les traductions en
arabe faites par les Araméens… chrétiens !
Parmi ces chrétiens
dits syriaques, qui maîtrisaient le grec et l’arabe, Hunayn ibn Ishaq
(809-873), surnommé « prince des traducteurs », forgea l’essentiel du
vocabulaire médical et scientifique arabe en transposant plus de deux cents
ouvrages – notamment Galien, Hippocrate, Platon. Arabophone, il n’était en rien
musulman, comme d’ailleurs pratiquement tous les premiers traducteurs du grec
en arabe. Parce que nous confondons trop souvent « Arabe » et
« musulman », une vision déformée de l’histoire nous fait gommer le
rôle décisif des Arabes chrétiens dans le passage des oeuvres de l’Antiquité
grecque d’abord en syriaque, puis dans la langue du Coran.