Jacques Attali : Une brève histoire de l’avenir
La seule évocation du nom d’Attali suscite sur internet des réflexes pavloviens et des hystéries collectives dont on peut ressortir quelques phrases clé comme « gouvernement mondial », « Jérusalem capitale mondiale », « hyper- classe nomade ».Pourtant la plupart des gens qui participent à ces hystéries collectives ne l’ont jamais lu, ni même vraiment écouté, se contentant de citations souvent hors contexte ou de montages vidéo de quelque minutes.
Je propose dans cet article un reportage intitulé « une brève histoire de l’avenir » qui s’appuie sur un ouvrage de prospective qu’Attali a publié en 2006. Mon objectif n’est pas de réhabiliter Attali aux yeux des internautes mais de comprendre précisément son propos pour l’analyser en allant au-delà de l’hystérie émotionnelle qu’il suscite.
Dans ce reportage Jacques Attali dresse l’état du monde futur, d’ici à 2050. Jonglant avec des images réelles (des catastrophes qui ont déjà eu lieu) et des images de synthèse, l’essayiste dessine le visage d’un avenir de plus en plus fascinant.
En résumé :
Pour Attali, le XXI° siècle sera divisé en quelques phases :
- l’hyperempire, qui débutera vers 2030, et qui verra le monde passer d’un système unipolaire américanomorphe à un système multipolaire, régi en pratique par le capital mondialisé,
- l’hyperconflit, qui débutera peu après l’avènement de l’hyperempire et le submergera progressivement, un temps de chaos anarchique et ultraviolent à l’échelle du globe,
- l’hyperdémocratie, qui succèdera à l’hyperconflit et se construira en réaction à ses excès, une sorte d’âge du Verseau, pacifique et « transhumain ».
Connaitre le passé pour mieux anticiper l’avenir.
Cette vision de l’avenir est appuyée en premier lieu sur une étude du passé. Pour Attali, l’histoire humaine se résume à un nombre limité de lois :
- Pour survivre, il faut savoir s’adapter
- L’homme s’écarte de plus en plus de sa condition naturelle, en particulier sur le plan sexuel
-L’Histoire a vu successivement le pouvoir des prêtres (à l’époque des tribus), puis celui des guerriers (à l’époque des royaumes appuyés sur l’agriculture), et enfin celui des marchands (dans le cadre de l’industrialisation).
-Le moteur de l’Histoire n’est ni la lutte des classes, ni la lutte des peuples, mais l’affrontement multimillénaire entre nomades et sédentaires, et ce sont d’une manière générale les nomades qui créent le progrès
-La démocratie résulte du marché (ce qui revient à confondre démocratie et ploutocratie), en particulier parce que le marché facilite l’échange au sein des élites, échange par hypothèse créateur de progrès, même quand il oppose des civilisations ennemies
-L’idéal démocratique, (c’est-à-dire selon Attali le sous-jacent théorique de la ploutocratie), consiste à établir les droits de l’homme. La loi universelle qui régit toutes ces lois secondaires est l’extension indéfinie de la liberté individuelle, supposée être l’objectif en soi de l’humanité.
Attali enchaîne sur l’analyse des mutations de cet « ordre marchand » dont il est persuadé qu’il incarne le sens de l’Histoire :
-Attali analyse l’ordre marchand comme un processus de définition d’une « langue » unique, la monnaie (« langue » rendue nécessaire, selon lui, une fois que le rêve de l’Eglise, l’unification autour du latin, est devenu caduc).
-Cet ordre marchand a toujours un centre qui s’enrichit par la richesse qu’il sait créer (négation de l’accumulation primitive du Capital théorisé par Marx et de la spoliation par captation des flux à longue distance et à valeur ajoutée).
-Le centre de l’ordre marchand finit toujours par succomber, parce qu’il ploie tôt ou tard sous le coût de son empire c.à.d. le coût de l’effort nécessaire au contrôle de l’empire : il nous présente le différentiel de salaires entre le cœur de l’empire (salaires élevés) et sa périphérie (exploitation des travailleurs) comme la cause de l’implosion des « cœurs » successifs de l’ordre marchand (mais n’ évoque pas le coût de l’effort militaire et diplomatique nécessaire pour contrôler la périphérie exploitée).
- L’implosion financière « ratifie » le déclin des « cœurs » successifs du capitalisme. Attali identifie une dizaine de « cœurs » successifs.
La fin de l’empire américain.
Pour l’avenir proche, ce qu’il nous raconte, c’est d’abord l’implosion de l’empire américain. Il voit cette implosion se produire dans une succession de secousses, étalées sur deux décennies.
L’Amérique, ne pouvant plus être le banquier du monde (elle est ruinée) tentera d’en devenir le coffre-fort (d’où une prévisible stratégie de la tension, pour pousser le Capital à se réfugier aux USA). Cependant, cette tentative échouera pour finir, et les USA perdront la suprématie mondiale. Incapables de continuer à subventionner leur avance technologique par des commandes publiques, ils sombreront dans la récession, et peut-être dans le chaos.
L’hyperempire
Une fois que le dernier« cœur » aura passé la main, on pourrait assister à quelque chose de nouveau : l’émergence d’un ordre marchand sans centre physique, un empire du capital mondialisé appuyé matériellement sur un monde multipolaire, mais où aucune puissance n’aurait le poids nécessaire pour dominer vraiment les autres.
Emergera ainsi « l’hyperempire », c’est-à-dire l’empire des multinationales, régissant de facto toute la planète, imposant leurs lois aux Etats, devenus leurs serviteurs. L’Union Européenne deviendra un super-Etat, mais sa part dans le PIB mondial tombera de 20 % à 15 % la Russie ne parviendra pas à s’imposer l’implosion de la bulle financière américaine ne ruinera pas seulement l’Amérique, mais aussi la Chine qui dépend du marché américain pour sa croissance , quant à l’Amérique du Sud, elle sombrera dans des conflits interétatiques, et le Brésil ne parviendra jamais à s’imposer comme puissance dominante.L’Afrique va connaître une multiplication par deux de sa population, alors que sa production agricole risque de baisser de 20 % dans certaines zones du fait du réchauffement climatique. Il en résultera un formidable mouvement migratoire, et l’Europe, vieillissante, sera de plus en plus africanisée.
Dans le même temps, les USA cesseront d’être un pays blanc. Majoritairement composés de minorités, ils deviendront une Babel dont le sud sera surtout latino. En 2050, il y aura 150 millions de réfugiés écologiques dans le monde.
Le Capital imposera sa loi universelle, et les êtres humains seront donc soumis à une maximisation permanente de toutes les compétitions. Le travailleur sera constamment obligé de se soumettre à la loi du Capital.
Il en résultera un monde à trois vitesses :
- Tout en haut, les hypernomades (100 millions de personnes dans le monde). Ils tireront leur pouvoir de leur capacité à bouger, à changer, à redéfinir constamment leur identité. Ils vivront des vies artificielles, consacrées uniquement à la jouissance que leur procurera le pouvoir. Ils s’approprieront en particulier les nanotechnologies et les biotechnologies pour vivre des vies mutantes, où il leur deviendra possible de se réinventer, même physiquement, par l’implantation d’organes clonés ou de synthèse. Dans une société où tous les cadres anthropologiques auront disparu (fin de la famille), les sexualités « plurielles » serviront à meubler l’existence de ces hypernomades pour qui la vie ne sera plus qu’une alternance toujours plus excitante entre distraction et compétition. Leur seule préoccupation : eux-mêmes.
- Au milieu, les sédentaires (4 milliards d’hommes) dont le rôle sera de faire tourner la machine économique et d’imiter les hypernomades servilement, grâce à la consommation low cost.
-Tout en bas, les infranomades (4 milliards d’hommes). Pour eux, le nomadisme « de proximité » sera le seul moyen de survivre, dans un monde où toutes les ressources naturelles seront raréfiées. Comme à partir de 2030, l’humanité sera entrée dans une ère d’essoufflement technologique (faux progrès consuméristes, sans accroissement réel des forces productives), les conditions de vie de ces populations ne seront pas meilleures que celles des pauvres d’aujourd’hui.
Les hypernomades et les sédentaires vivront de plus en plus dans un monde rempli d’objets, d’où la présence humaine sera éliminée. Un « objet nomade unique » concentrera toutes les technologies de la communication, permettant à chacun d’être constamment relié à tous (et donc d’être localisé constamment par les multinationales qui commercialiseront ledit gadget, l’affaire Snowden nous révèle bien ces tendances). Comme ce monde sans lois autres que celles du marché s’avèrera rapidement ingérable, les multinationales de l’Assurance prendront de facto le pouvoir, imposant aux populations des objets dits « surveilleurs » qui obligeront tous les citoyens du monde à se surveiller eux-mêmes en permanence, pour ne pas trop consommer de ressources naturelles, en particulier.
Progressivement, des monopoles mondiaux absolus émergeront, consacrant la fin du capitalisme concurrentiel, la compétition étant réservée aux individus, les structures du Capital ayant atteint le stade monopolistique à l’échelle planétaire.
Ce monde de l’hyperempire finira par s’écrouler dans « l’hyperconflit », c’est-à-dire le conflit de tous contre tous, à l’échelle globale.
L’hyperconflit
De petits Etats autoritaires et pirates se créeront sur les ruines des anciens Etats nations, et ils refuseront l’hyperempire.
Surviendra alors un monde où au pouvoir global du marché s’opposera le pouvoir local des pirates de toutes sortes. Des villes-Etats se constitueront, qui s’efforceront de fonctionner selon leurs propres règles. Peu à peu, une « coalition critique » se formera, associant pirates, révoltés et micro-Etats, dans un vaste front contre l’ordre marchand devenu tyrannique. Les religions muteront, et des religions-idéologies viendront grossir la coalition anti-mondialisme. L’islam a de fortes chances de servir de ciment principal à cette grande révolte.
Une guerre mondiale opposera les armées de l’hyperempire, très sophistiquées et mécanisées, constituées en grande partie de robots et de drones, à la coalition antimondialiste des pirates, des religieux et des rebelles. Progressivement, ceux-ci apprendront à récupérer la technologie à leur propre fin – grâce aux revenus des trafics en tous genres qu’ils auront confisqués. Le monde sombrera dans le chaos.
Alors, enfin, au bord du chaos et de l’anéantissement, le monde choisira l’hyperdémocratie : c’est la dernière partie de l’avenir.
L’hyperdémocratie
De nouveaux types d’hommes surgiront, qui s’opposeront à la folie : ce seront les « transhumains ». Altruistes, ils animeront des entreprises « relationnelles » dont la finalité ne sera plus le profit.
Soudain, les « hypernomades » reviendront de leurs erreurs, et s’ouvrira un temps merveilleux, où ils imiteront Mère Térésa et Melinda Gates.
Un Etat mondial surgira, fusion des organisations continentales. L’Union Européenne, nation « d’un genre nouveau », incluant la Russie et la Turquie, servira de matrice à cette humanité réconciliée. La généralisation des « droits à » imposera partout, dans le monde, de nouveaux devoirs altruistes
Attali imagine une sorte de « centre nomade », qui hésiterait longtemps à se fixer, avant, peut-être, d’aboutir à Jérusalem, capitale du monde…
Le monde ne sera plus qu’un immense paradis millénariste permanent, où chacun aura, enfin, « droit au bonheur ».
Conclusion
Attali nous explique comment on passera de la société actuelle au meilleur des mondes de Huxley.
Il y’ a beaucoup à redire sur son analyse prospective qui s’appuie sur des réalités concrètes mais qui part d’une vision du monde pour le moins orientée (tentative de justification théorique du libéralisme déchaîné).
Mais il faut comprendre ceci : un expert reconnu, tient l’effondrement du système mondial contemporain non pour probable, mais pour certain. Nous vivons pour lui dans le délai de latence entre cet effondrement et le moment où l’immense construction commencera à se pulvériser.
Pour H. Coutau-Bégarie, un expert de l’Institut de Stratégie Comparée, qui a rédigé « 2030, la fin de la mondialisation ? », il n’y aura pas de fuite en avant mondialiste, vers un « super Etat global » : la situation n’est pas mûre pour cela, les logiques nationales et de territoire sont, pour l’instant, encore bien trop fortes.
Selon lui, l’érosion des Etats est inévitable dans un premier temps elle sera le résultat de l’alliance objective du système économique globale (les multinationales, les grandes banques d’affaires, etc.), du système supra-étatique en formation (l’ONU, le FMI, l’UE, etc.) et de la « société internationale » (la conscience globale construite par les réseaux d’information contemporains, Internet en premier lieu), tous coalisés pour l’instant, malgré leurs oppositions bilatérales marquées, lorsqu’il s’agit d’interdire la « reprise en main » de la situation dégradée par les Etats.
Le système économique, jusqu’ici surtout préoccupé de limiter le pouvoir de l’Etat, va progressivement basculer dans une alliance objective avec l’Etat contre la « société internationale », de plus en plus franchement altermondialiste, voire antimondialiste.
Dans les deux cas, l’avenir risque de ressembler à l’enfer.
Source : scriptoblog
Tags : Prospective et futur
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