Voici une émission passionnante proposée en 2012 par Radio Courtoisie animée par l’abbé de Tarouarn et consacrée à la réflexion suivante : la démocratie peut-elle devenir totalitaire ?
A cette occasion, l’invité de l’ émission était le journaliste et écrivain Michel de Jaeghere qui a consacré un ouvrage à cette question. D’entrée, celui-ci revient sur l’idée reçue selon laquelle une dictature serait necessairement "totalitaire", ce qui n’est pas le cas. De même qu’un totalitarisme n’implique pas obligatoirement un régime dictatorial. Attaché à l’importance des mots, De Jaeghere nous rappelle ici que le totalitarisme prétend TOUT régenter, non seulement la vie politique mais aussi la vie sociale, économique et même spirituelle. Le totalitarisme est en quelque sorte la contestation de toute vie intérieure. A cet égard, la démocratie moderne qui s’appuie sur le pouvoir du "nombre", et de ce que De Jaeghere appelle le "surmoi individuel s’exprimant au travers du collectif" au détriment de la raison ou de toute forme de transcendance, peut aussi devenir un totalitarisme.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire à priori, eu égard au titre de l’émission, le discours n’est pas de prétendre que la démocratie serait purement et simplement à jeter aux oubliettes mais juste de relativiser ce régime quant à la prétention bien moderne qu’il serait le "seul régime possible", ce qui, précisément, conduit à une approche totalitaire car exclusive de toutes les autres.
Voici également une interview de Michel de Jaeghere sur cette question, à savoir cette apparente dualité des 2 termes de "démocratie" et de " totalitaire"
http://www.renaissancecatholique.org/Vous-avez-dit-democratie.html
La réponse qu’il formule résume assez bien la teneur de l’émission :
"Vous avez consacré une université d’été, et aujourd’hui un livre à « la démocratie totalitaire » (1). Ces deux termes ne sont-ils pas pourtant antinomiques ?
R : L’association peut effectivement sembler paradoxale, tant nos esprits sont habitués à définir la démocratie comme le règne de la liberté, par opposition à la tyrannie, le totalitarisme étant considéré au contraire comme l’absence de démocratie. Mais ces définitions sont en réalité trompeuses.
Le totalitarisme, en effet, ne se caractérise pas essentiellement par la violence, la privation des libertés formelles (celles de parler, d’aller et venir), le rejet des procédures électives. Il y a des élections en Chine. Il y en avait en Union soviétique. Le totalitarisme se définit, comme son nom l’indique, par la prétention de l’État à régenter tout : la vie sociale, économique, spirituelle tout autant que la vie politique. Il peut le faire par la violence ou par la persuasion, le lavage de cerveau, la douceur apparente. Ce qui le caractérise, ce n’est pas l’absence d’élections pour la désignation des dirigeants ; ce n’est pas non plus la violence policière. C’est la contestation de toute liberté intérieure, l’idée qu’il n’y a rien au-dessus de l’autorité de l’État – ni autorité supérieure, ni principe transcendant – qui justifierait que la personne, la famille, la communauté professionnelle refusent une soumission inconditionnelle et totale, qu’elles se réclament d’un ordre, d’une autorité, de principes, de traditions sur lesquels l’État n’aurait pas de prise. Le totalitarisme ce n’est pas le règne de la police (qui peut dans tout État commettre des abus). C’est la prétention de l’État à régner sur les âmes elles-mêmes.
Ce totalitarisme s’est montré à nous dans le nazisme et le communisme sous son visage violent, brutal, criminel. Cela a pu conduire à le confondre avec la dictature. Or il y a eu dans l’histoire nombre de régimes de force, qui ne tiraient pas leur origine d’une élection régulière et pratiquaient à l’égard de leurs opposants une répression policière peu soucieuse de la liberté d’expression – ce qui a conduit à les définir comme des dictatures – sans pour autant qu’on puisse les considérer comme totalitaires, dans la mesure où ils ne visaient en aucune manière à régir les consciences non plus qu’à assujettir les familles, l’Église ou les corps intermédiaires (la cité, la profession, l’entreprise), mais seulement à imposer la suprématie de l’État dans son propre domaine, celui des fonctions régaliennes (la police, la justice, la diplomatie et la guerre). Symétriquement, on observe que les démocraties modernes, dont les dirigeants sont choisis par l’élection, où la liberté de l’individu est, en principe, la règle, et qui sont si peu dictatoriales qu’elles peinent parfois à s’imposer dans l’exercice de ces mêmes fonctions régaliennes – au point qu’elles se montrent incapables de maîtriser leurs propres frontières, comme de faire régner l’ordre et la justice dans ce qu’on appelle des zones de non droit, parfois même au cœur des villes ; qu’elles se trouvent en outre contraintes d’abandonner des parts importantes de leur souveraineté à des institutions internationales dont le contrôle leur échappe –, en viennent dans le même temps à prétendre légiférer dans des domaines qui ne devraient pas relever de l’État : l’éducation des enfants, qui appartient, selon le droit naturel, à leurs parents, la morale (avec la prohibition d’un nombre croissant de « phobies », la répression de paroles jugées attentatoires au politiquement correct, de comportements dénoncés comme discriminatoires alors qu’ils ne sont parfois que l’exercice de libertés essentielles, comme celle par exemple de choisir qui on loge dans un appartement qu’on loue, qui on engage dans son entreprise, ce qu’on accepte de vendre à ses clients, de prescrire à ses patients, d’enseigner à ses élèves), la définition de la vie (puisque c’est désormais la loi civile qui détermine, à la majorité des voix, et d’une manière d’ailleurs variable d’un pays à un autre, à quel âge un embryon est un être humain, une personne dont l’existence doit être protégée et garantie, ou un amas de cellules qu’on peut utiliser comme matériau de recherche, congeler ou détruire), celle de la famille (un homme, une femme et leur descendance ici ; ailleurs deux hommes, deux femmes et les enfants qu’ils auront adoptés, fait concevoir in vitro ou porter par autrui).
In fine, cette évolution est en train de conduire un certain nombre d’États démocratiques à usurper le pouvoir de définir, à la majorité, en fonction d’un consensus qu’ils auront contribué à susciter par les médias qu’ils influencent ou qu’ils contrôlent, les frontières du bien et le mal, ce qui me paraît constitutif du totalitarisme.
Il ne s’agit pas, par là, de prétendre que ces régimes sont identiques aux régimes criminels qui ont incarné au XXe siècle, le projet totalitaire (puisqu’il est évident qu’ils n’en partagent pas les pratiques policières, qu’ils maintiennent en principe les libertés formelles).Bien plutôt de montrer le nouveau visage qu’a pris le totalitarisme au XXIe siècle. Comme l’avait pressenti Tocqueville, il est en apparence « prévoyant et doux ». Il n’en partage pas moins avec ses devanciers le projet de démanteler, en les vidant de leur contenu, les institutions liées à l’ordre naturel (au premier rang d’entre elles, la famille traditionnelle), et d’étouffer en nous toute liberté intérieure, toute indépendance d’esprit. « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme, annonçait il y a près de deux siècles le génial auteur de La Démocratie en Amérique. Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. (…) Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir, il travaille volontiers à leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre. Il pourvoit à leur sécurité, assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leur succession, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur retirer le trouble de penser et la peine de vivre ? »
Il me semble que nous y sommes.