Quand est-ce qu’on ferme la démocratie ? (d’après une démonstration de Barbara Stiegler)
C’est une explication très courte, mais qui vaut bien toute une conférence. Elle est éclairante et facile à reprendre.
Barbara Stiegler enseigne la philosophie à l’université de Bordeaux. Elle s’est intéressée à l’évolution du libéralisme et à ses transformations, à partir de la thèse darwinienne de la sélection des espèces pour s’adapter à l’environnement. Le grand public a commencé à la découvrir avec son ouvrage Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, publié en 2019. Elle explique que l’économie est modélisée selon un cap, celui du progrès, d'une histoire prévue et non selon un état présent d’une situation. Raison pour laquelle le dogme épuise les capacités d’adaptations biologiques et anthropologiques.
A France Culture, le 4 janvier, où elle a fait cette explication, elle a présenté son dernier ouvrage « De la démocratie en pandémie » paru le 14 janvier 2020. Elle témoigne des cours qu’elle réorganisés en dépit des injonctions incohérentes du ministère et de son implication dans les mouvements sociaux réactualisés par les Gilets Jaunes.
Après visionnage, une visite de deux anciens de la cité grecque, éclairera les propos de Barbara Stiegler sur le passage de la démocratie à la dictature.
Barbara Stiegler, philosophe : "Le discours dominant se transforme : puisque les populations sont défiantes, on va limiter la démocratie pour gérer les crises. Mais les crises vont être toujours plus nombreuses, donc de la démocratie, il y en aura de moins en moins." pic.twitter.com/pY8DjoTeh3
— France Culture (@franceculture) January 4, 2021
Cette transition entre la démocratie et la tyrannie est connue depuis la description de Platon avec les livres VIII et IX de la République.
Il décrit ce déterminisme politique à travers les générations : « L’homme démocratique »,(…) « il avait été élevé par un père parcimonieux, n’estimant que les désirs qui ont le gain pour objet, et se mettant peu en peine des désirs superflus », (…) « jeté dans la compagnie de gens frivoles et livrés à ces désirs superflus »,(…) « tiraillé de deux côtés opposés, avait pris un milieu, et s’était décidé à user de l’un et de l’autre système avec modération », (…) « Donne à présent à cet homme devenu vieux un fils élevé dans des habitudes semblables », (…) « qu'il lui arrive la même chose qu'à son père »,(…) « que son père et ses proches prêtent main-forte aux désirs modérés, tandis que les autres secondent de tout leur pouvoir la faction contraire », (…) « quand ces enchanteurs habiles qui possèdent le secret de faire des tyrans », (…) « feront naître en son cœur, par leurs artifices, l’amour de se mettre à la tête des désirs oisifs et prodigues ».
La démocratie est le règne de la liberté des hommes, mais ils finissent par être pris par « l’insatiable avidité » de leurs désirs Le gouverné, l’enfant, l’élève, l’esclave n’obéissent plus au gouverneur, au parent, au pédagogue, au maître. Incapables de se gouverner eux-mêmes, la liberté engendre son contraire : la servitude.
Cette servitude à ses désirs insatiables secrète une nouvelle organisation de la société où les hommes sains ne se reconnaissent plus parmi ceux avides. Une cité est composée du peuple « tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux affaires », « cette classe est la plus nombreuse et la plus puissante lorsqu'elle est assemblée. » et des riches « Comme tout le monde travaille à s'enrichir, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent, en général, les plus riches. »
L’indigent, « le bourdon », le malfaisant « le frelon », « le fléau de la ruche » forment une nouvelle catégorie qui se développe en démocratie. Cette catégorie accède aux fonctions de la magistrature, et sous couvert de redistribuer l’argent des riches aux pauvres, se réserve sa part du butin et se livre à des jouissances auxquelles sa fonction dans la société lui ouvre accès.
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Aristote, a prolongé avec « La Politique », les réflexions de Platon, dont il a été disciple. Cette crise épidémique de la covid, comme toute crise, est l’occasion d’une poussée de mouvements politiques latents. Je me contente ici de saisir un extrait du chapitre IX, livre 5 de son ouvrage, à la lumière de la réalité d’aujourd’hui (en mettant de côté, évidemment, les anachronismes) :
« § 2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C’est à Périandre de Corinthe qu’on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d’exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s’élève ; se défaire des gens de cœur ; défendre les repas communs et les associations ; interdire l’instruction et tout ce qui tient aux lumières, c’est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l’on pourrait trouver des amusements communs ; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance ;
§ 3. de plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu’ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d’âme : tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d’autres : savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets ; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu’on est moins franc quand on redoute l’espionnage, et que si l’on parle, tout se sait ;
§ 4. semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens ; mettre aux prises les amis entre eux ; irriter le peuple contre les hautes classes, qu’on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d’appauvrir les sujets, pour que, d’une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l’autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C’est dans cette vue qu’ont été élevés les pyramides d’Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n’ont qu’un seul et même objet, l’occupation constante et l’appauvrissement du peuple.
§ 6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie : licence accordée aux femmes dans l’intérieur des familles pour qu’elles trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu’ils dénoncent aussi leurs maîtres ; car le tyran n’a rien à redouter des esclaves et des femmes ; et les esclaves, pourvu qu’on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque ; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur ; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu’oeuvre de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n’aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu’elle aime la flatterie, et qu’il n’est point de cœur libre qui s’y abaisse. L’homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d’un utile emploi dans des projets pervers : « Un clou chasse l’autre », dit le proverbe.
§ 7. Le propre du tyran est de repousser tout ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder ces hautes qualités ; et l’éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité et l’indépendance d’un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures, comme attentatoires à sa puissance. C’est encore l’usage du tyran d’inviter à sa table et d’admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux ; ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n’ont aucun motif d’agir contre son autorité. Toutes ces manœuvres et tant d’autres du même genre, que la tyrannie emploie pour se maintenir, sont d’une profonde perversité.
§ 8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie : d’abord, l’abaissement moral des sujets ; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer ; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l’égard des autres ; car la tyrannie ne lieut être renversée qu’autant que des citoyens ont assez d’union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu’ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu’ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c’est l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets ; car on n’entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n’a pas les moyens de la renverser. »
L’ingénierie sociale, finalement, c’est vieux comme le monde…
--- oO&Oo ---
Sources
* La République. Platon.
https://fr.m.wikisource.org/wiki/La_R%C3%A9publique_(trad._Cousin)/Livre_neuvi%C3%A8me
* La Politique. Aristote.
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Aristote_-_La_Politique.djvu/458 (fin de page et suivantes).
* L’émission complète de Barbara Stiegler à France Culture le 4 janvier.
Tags : Politique Démocratie
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