Batman, héros platonicien ?
Retour sur un film-phénomène, The Dark Knight, chef-d'œuvre de science-fiction et objet de philosophie politique.
En 2008 sortait sur nos écrans l’excellent The Dark Knight du non moins excellent Christopher Nolan. Ce film est l’un des rares à culminer à la fois dans le box-office mondial et dans l’estime des spectateurs. Même la presse fut unanime, à une exception près. Le journal Libération proteste :
"Christopher Nolan et son frère Jonathan ont d’évidence cherché, dans leur scénario, à créer des situations qui évitent le bras de fer du bien et du mal, au profit de débats triangulaires, où les intérêts des uns et des autres se superposent et souvent s’annulent. La tonalité crépusculaire du film trahit aussi la solennité d’un projet qui entend mener de front le roulement de mécanique du film d’action et le débat politico-moral. Un coup de Batmobile, un dialogue de Platon, un bourre-pif bien placé, un séminaire sur Leo Strauss. Mais on a quand même l’impression que le vacarme des traditionnelles séquences d’actions (bagnoles écrabouillées et bâtiments explosés) relève de la même poudre aux yeux que les efforts désespérés de Nolan pour avoir l’air plus finaud que la moyenne. Sa noirceur n’est jamais mélancolique et sa description d’un monde traversé par la terreur trahit non une véritable angoisse, mais une occasion rêvée d’en rajouter une couche. Le film, du moins, prête voix à une sourde demande fascistoïde, l’obsession générale du « nettoyage » de la ville confinant ici au grotesque."
Dans le même article (en lien plus bas), même le jeu du défunt Heath Ledger est égratigné :
"Sa prestation limite, qui remplit d’une énergie incontrôlable chaque séquence où il apparaît, vide d’autant les scènes où il s’absente. Méconnaissable sous le maquillage défigurant du Joker, Ledger semble péter les plombs en direct et les rumeurs qui, après le tournage, le disaient perturbé par un rôle qui l’aurait envahi au-delà du raisonnable, alimentent à tour de bras la légende de ce néo-James Dean, qui pourrait recevoir un oscar à titre posthume [tu ne crois pas si bien dire, ndr]."
http://next.liberation.fr/cinema/20...
Alors pourquoi un tel acharnement à démonter un film ? Parce que l’auteur de l’article (Didier Péron) y a vu des choses que d’autres n’ont pas su voir. Et que ce qu’il a vu va à l’encontre des valeurs perpétuées par le journal qui l’emploie. L’extrait (toute fin du film) en témoigne...
On y voit le commissaire Gordon et l’homme chauve-souris déplorer la mort d’Harvey Dent, procureur intègre et dynamique, devenu Double-Face vindicatif et fou de rage après la mort de sa belle des mains du Joker, figure du nihilisme. Gordon représente le bras armé d’une justice légale devenue impuissante, BatMan la super-justice radicale. Entre les deux devait enfin s’immiscer une justice réactive et garante des lois, une justice en laquelle les citoyens de Gotham pourraient avoir confiance, une justice qui s’incarnerait dans des exemples moraux à suivre, en tête desquels le fameux Harvey Dent. Le Joker met fin à cet espoir... que BatMan décide de maintenir coûte que coûte en se sacrifiant.
En andossant les crimes commis par un Dent rempli de haine et de désespoir, le héros masqué absorbait la part de mal, l’enfouissait dans les ténèbres de Gotham et permettait ainsi à la population de vivre dignement et honnêtement dans le souvenir d’un héros à leur image, d’un héros ordinaire dressé contre le mal, de Dent le martyr. Il fallait donc mentir aux citoyens. Il fallait leur mentir car dans l’ensemble ils ne comprendraient pas. Ils ne comprendraient pas qu’un homme dans le camp du bien puisse basculer et abandonner la cité à son sort par amour égoïste. Ainsi fallait-il avoir recours au pieux mensonge.
Le pieux mensonge consiste à faire accroire à quelqu’un quelque chose que l’on sait être faux afin de rendre cette personne meilleure à son insu. Platon use de ce "noble mensonge" (gennaîon) au Livre III de la République. Il stipule en substance que les gouvernants doivent y avoir recours lorsque la cité court un grave danger, lorsque la stasis menace. La désunion, l’anarchie, le chaos que susciterait la vérité brute (et le Joker en est l’agent) pousse à de telles extrémités. Les démocraties modernes ne coupent pas à cela, Wikileaks en atteste.
Cette mystification au sommet se pare de vertus édifiantes : face à la pluralité des dispositions éthiques maintenues toutes au même niveau d’importance, l’État tranche, parie sur le médiocre pour éviter les désillusions, et fait de l’agent le plus immature et le moins moral un standard. C’est le choix opéré par Batman dans l’extrait proposé, estimant que des citoyens guidés sur le chemin du bien méritent mieux que l’âpre vérité.
Alors, ce Batman, héros ou facho ?
Tags : Culture
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