Confucius contre Lao-tseu
Les deux principaux courants de la pensée chinoise, le taoïsme et le confucianisme, se sont souvent disputé sur la question de l'engagement politique. Alors que le confucianisme fait de la participation à la marche du royaume la fonction essentielle du lettré, les taoïstes n'ont aucun scrupule à se faire ermites dès lors que le pays a perdu la Voie. Dans cette présentation, Anne Cheng, sinologue émérite et titulaire de la chaire "Histoire intellectuelle de la Chine" au Collège de France, nous présente le fondement de cette opposition.
Confucius est considéré comme le penseur qui a eu l’influence la plus marquante sur la civilisation chinoise, un équivalent asiatique de Socrate, qui partage avec lui la particularité de n’avoir jamais mis par écrit les propos qui lui sont attribués aujourd’hui. Son enseignement repose sur le perfectionnement moral de l’individu, qui s’opère par la pratique des rites et par la poursuite incessante de l’étude, c’est-à-dire par l’acquisition de connaissances immédiatement mises en pratique. Pour Confucius, la vertu du sage ne trouve sa raison d’être que mise au service d’un souverain, assistant ce dernier dans l’accomplissement du "décret du Ciel", ce qui implique une observance scrupuleuse des convenances liées à la hiérarchie sociale.
Le taoïsme, quant à lui, est une doctrine qui vise à atteindre le Tao, c’est-à-dire le principe par lequel toutes les choses adviennent naturellement. Le "saint" taoïste qui a trouvé le Tao pratique le non-agir : il produit un effet dans le monde sans entrer en interférence avec le cours harmonieux des choses. Alors que le sage confucéen s’enrichit et se perfectionne perpétuellement par l’étude, le saint taoïste se dépouille progressivement de tout ce qui peut entacher sa spontanéité naturelle et l’éloigner du non-agir.
La divergence de vues entre taoïstes et confucianistes influence aussi bien la conception individuelle du cheminement intellectuel et spirituel que les considérations politiques sur la meilleure façon de gouverner. Dans le Tao-te king, le "livre de la Voie et de la Vertu" attribué à Lao-tseu, le royaume est bien gouverné dès lors que le peuple est maintenu dans l’ignorance et la satiété, la glorification des vertus sociales et morales ne faisant qu’opérer une séparation néfaste au sein de ce qui est confondu dans l’unité primordiale du Tao. Si un pays a perdu la connection avec la Voie (le Tao), le saint taoïste ne peut que s’exposer à la souillure en restant dans le monde, et préservera plutôt son intégrité en vivant au contact de la nature. Pour le confucianiste, en revanche, le sage doit participer en toute circonstance à la vie politique. Dans un régime corrompu, celui-ci mettra tout en oeuvre pour remettre le gouvernement dans le droit chemin, même si cela lui vaut de ne recevoir aucun honneur officiel. Confucius a d’ailleurs cherché toute sa vie le monarque idéal chez qui il aurait pu exercer ses talents sans se compromettre.
Cet aspect de la polémique apparaît dans l’anecdote suivante, présente dans les Entretiens de Confucius ( XVIII.6.)
"Tch’ang Ts’iu et Kie Gni s’étaient associés pour cultiver la terre. Confucius, passant en char auprès d’eux, envoya Tzeu lou leur demander où était le gué¹. Tch’ang Ts’iu dit : « Quel est celui qui est dans le char et tient les rênes ? – C’est Confucius », répondit Tzeu lou. « Est-ce Confucius de la principauté de Lou ? » reprit Tch’ang Ts’iu. « C’est lui », dit Tzeu lou. Tch’ang Ts’iu remarqua : « Il connaît le gué. »
Tzeu lou interrogea Kie Gni. « Qui êtes-vous ? » dit Kie Gni. « Je suis Tchoung lou », répondit Tzeu lou. Kie Gni dit : « N’êtes-vous pas l’un des disciples de Confucius de Lou ? – Oui », répondit Tzeu lou. « Le monde, dit Kie Gni, est comme un torrent qui se précipite. Qui vous aidera à le réformer ? Au lieu de suivre un gentilhomme qui fuit les hommes², ne feriez-vous pas mieux d’imiter ceux qui fuient le monde et vivent dans la retraite ? » Kie Gni continua à recouvrir avec sa herse la semence qu’il avait déposée dans la terre.
Tzeu lou alla porter à Confucius les réponses de ces deux hommes. Le Maître dit avec un accent de douleur : « Nous ne pouvons pas faire société avec les animaux. Si je fuis la société de ces hommes³, avec qui ferai-je société. Si la Voie régnait dans le monde, je n’aurais pas lieu de travailler à le réformer. "
1. Pour passer la rivière.
2. Qui cherche partout des princes et des ministres amis de la vertu, et qui, n’en trouvant pas, passe sans cesse d’une principauté dans une autre.
3. Des princes et de leurs sujets.
La tendance inverse se trouve chez Tchouang-tseu, qui vante l’attitude du sage qui fuit les charges officielles pour suivre librement les élans de son coeur et trouver la sérénité. L’anecdote suivante illustre bien cette tendance (Tchouang-tseu, XVII) :
"Comme Tchouang-tseu pêchait à la ligne au bord de la rivière P’ou, le roi de Tch’ou lui envoya deux de ses grands officiers, pour lui offrir la charge de ministre. Sans relever sa ligne, sans détourner les yeux de son flotteur, Tchouang-tseu leur dit : J’ai ouï raconter que le roi de Tch’ou conserve précieusement, dans le temple de ses ancêtres, la carapace d’une tortue transcendante sacrifiée pour servir à la divination, il y a trois mille ans. Dites-moi, si on lui avait laissé le choix, cette tortue aurait-elle préféré mourir pour qu’on honorât sa carapace, aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais ? — Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais, dirent les deux grands officiers, à l’unisson. — Alors, dit Tchouang-tseu, retournez d’où vous êtes venus ; moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue des marais."
Cette problématique n’a aujourd’hui rien perdu de son actualité. La question se pose toujours de savoir si, au sein d’un Etat corrompu, l’homme de bonne volonté doit tenter par tous les moyens de redresser la situation en s’investissant dans la vie publique, ou s’il doit plutôt préserver son intégrité en s’écartant des affaires mondaines, et jouir égoïstement de sa liberté. Nous avons vu que ces deux conceptions opposées reposent sur des présupposés différents : alors que l’option taoïste s’appuie sur une vision transcendante des choses, le confucianiste reste étranger à toute métaphysique et ne prend pas en compte ce qui sort du cadre social. Si le premier semble désinvolte, le second peut paraître trop rigide. Le juste milieu consisterait peut-être à bien reconnaître, tout en distinguant, ce qui est de l’ordre du transcendant et ce qui est de l’ordre du social, et de donner à chaque domaine sa juste part.
Tags : Chine Philosophie
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