Lachapelle égare des brebis
David Lachapelle & Michel Haas : le jour et la nuit.
BABYLONE BLUES Par Philippe Boubel
A-t-on vraiment changé, depuis Rome ?... Et ne sommes nous pas restés très proches de ces beaufs du Latium qui, entre deux rots de mauvais vin, se régalaient sans complexe de bonnes tranches de massacre (on parle bien de tranches de rigolade), de solides tueries bien saignantes : Sécutores contre Rétiaires, Oplomachi contre Thraces, Chrétiens contre Lions (si on aime les animaux, après tout)... Enfin non, j’exagère bien sur, nous avons quand même changé... Nous avons des complexes désormais (judéo-chrétiens, ironiquement)(ce ne sont pas les lions qui ont gagné en fin de compte)... Il a donc fallu apprendre, dans l’ordre : à symboliser, à virtualiser, à sublimer... Ce pourquoi on inventa, dans l’ordre : le foot, les jeux de guerre vidéos, les bons sentiments... Qui niera que ce furent là d’authentiques avancées morales ? Le spectacle était mort ? Vive le spectacle ! Il allait continuer après les jeux du cirque, mais en plus malin. En rusant avec la nouvelle censure. Et de plus belle. Car obligé d’inventer sans cesse des formes innovantes. On n’avait plus le droit de massacrer pour de vrai ? Tant mieux. Ca n’en serait que plus efficace. On promettrait sans vergogne, en retardant indéfiniment le moment de tenir ses promesses... On venait d’inventer la société de consommation ! Ou la société du spectacle. Elles marchent main dans la main, ces deux là. Puisque la frustration que génère la seconde n’est destinée qu’à déclencher un acte d’achat compensatoire... "Du pain et des jeux", promettait-on au peuple romain. Aujourd’hui, on voit bien qu’on a raffiné la chose. Les jeux sont toujours gratuits (et presque obligatoires)(c’est l’aspect déplaisant des tyrannies), mais le pain, lui, est désormais à vendre ! C’est plutôt malin, il faut l’admettre... Quelques ascètes (lointains héritiers des chrétiens des arènes) ne veulent pas en manger, de ce pain là... Michel Haas est leur champion. D’autres au contraire ont saisis leurs lyres, se sont maquillés comme des dragqueen et composent pour le tyran (et contre lui)(mais être contre lui, c’est être encore de son coté) des pièces sublimes d’innocence feinte et d’ironie... David Lachapelle est le premier de ces prostitués sacrés.
David Lachapelle loge sous les ors de la Monnaie de Paris, 11 quai Conti, du 6 février au 31 mai ("par ici la monnaie"... quand on se sait acquitté d’avance, l’aveu procure une jubilation perverse que je vous recommande). Une buste en marbre de Louis XIV vous acceuille à l’entrée, sur un linteau de cheminée. Le brave homme a l’air d’un bon gros bourgeois épaté par les invités que ses petits enfants lui ont ramenés à la maison. C’est qu’elle se donne beaucoup de mal pour etre scandaleuse, toute cette jeunesse dorée. Ca sniffe de la coke. Ca se fout à poil. Ca se moque de la religion... Mais rien n’y fait. On devine de gentils garçons et des filles de bonne famille. Décadents parceque c’est ce qui se porte le mieux cette saison, voilà tout... C’est comme ça : à partir d’un certain niveau d’éducation, on peut dire les pires horreurs et vomir dans le bol à punch sans se départir de ses bonnes manières. Et sans jamais susciter de véritable réprobation. C’est injuste mais c’est ainsi. Tout vous est permis... Lachapelle apparait jusqu’au bout des ongles comme cet hôte parfait, d’intuition et de savoir vivre. Il sait exactement les codes qu’il faut respecter pour se faire entendre : de grands formats (on sait pourtant, grace à Philippe Dagen, que "le genre monumental est la propension de toutes les esthétiques à bout de souffle", mais ça marche toujours), des figures religieuses immédiatement identifiables (on ne peut aimer que ce que l’on reconnait, tous les psy vous le diront), des peoples pour flatter le voyeurisme généralisée de l’époque (Uma, Naomi, Paris... elles sont toutes là), des déguisements (nous sommes restés de grands enfants), du nu (parceque ça marche toujours) mais nonchalant (on est devenu cool avec ça). Le respect de l’étiquette n’exclut pas le génie. Lachapelle a celui de l’outrance kitsch et de l’ironie décadente... Il lui revient également, avec Jeff Koons aussi, d’avoir élevé cette esthétique à une dignité nouvelle. Il a changé son satut. Le kitsch jouait, hier encore, le role de ces nains grimaçants, desquels seuls, on tolérait qu’ils singent les manières du Roi. Avec lui, cette esthétique a carrement prit le pouvoir, renversé ses anciens maitres. "Quel enfant sourd ou quel nègre fou / nous a forgé ces bijoux d’un sou," aurait interrogé Verlaine... Ils sont la seule monnaie qui vaille aujourd’hui. Et Lachapelle est le Roi Soleil d’un Kitsch qui trone désormais en majesté... Un art babylonien qui consomme, avec un faste de nouveau riche, les noces du sucre et du poison, du cynisme et de la naiveté... N.B : mais au fond est-on si loin de la grandiloquence qui se déploit à Versailles, par exemple ? Se promenant, dubitatifs, dans la galerie des glaces, les contemporains de Louis XIV pleuraient peut-etre déjà un art classique évanoui... Le Parthénon lui même, icône de l’age grec classique, n’a peut-être accédé à ce statut qu’une fois effacées par les siècles les couleurs criardes dont il était peint dans l’antiquité... Et lorsque les couleurs saturées des chromos de Lachapelle se seront fanées à leur tour, peut etre sera-t-il devenu lui aussi un exemple du classicisme en photographie au début du XXIème siècle...
Michel Haas loge à la galerie Jeanne Bucher, 53 rue de Seine, du 5 février au 14 mars. Sous une verrière qui est au Palais de la Monnaie, ce qu’une tente de bédouin est aux jardins suspendus de Babylone... Quand Babylone se noie sous ses ors et ses fastes, Jeanne Bucher campe sous la toile. La morale des peuples du desert est rude, frugale, volontiers puritaine... C’est un monde qui n’est fait que de sable et de ciel. Et d’hommes qui relient ces deux horizons. Il produit en général des prophetes et des ascètes qui marient l’exaltation à la sobriété. Michel Haas y est accueilli en frère. Comme Giacommetti le fut avant lui. Ils ont la même ambition de viser à l’absolu en passant par le dépouillement le plus extrème... Un peu de papier frotté de quelques pigments ocres ou bleus (sable et ciel), des silhouettes à peine esquissées et sur le point de s’évanouir aussitot (même tendresse pour l’éphèmere et miraculeuse beauté du monde, chez tous ceux dont le royaume n’est PAS de ce monde) (Saint Jean. 18 : 36-37)... C’est une fière posture. Elle tire gloire de sa pauvreté. Elle revendique hautement l’économie de moyens qu’elle s’impose... Un vrai scandale à l’ombre du Palais de la Monnaie. Celui de la pauvreté comme idéal de vie et comme esthétique la plus proche du soleil (dirait René Char). Un art chrétien en somme. Mais du temps ou le christianisme était une hérésie juive. Une secte de révolutionnaires prémarxistes. Ce match Babylonne-Jerusalem, les hommes ont l’air de le rejouer depuis toujours... Peut-etre correspond-t-il à un cycle naturel qu’épousent toutes les civilisations... De fait si, historiquement, ce sont les martyrs qui ont eu la peau des lions (Michel, tiens bon !), si le Colisée est bientôt tombé en ruine, pour autant le Vatican tout proche n’a pas gardé très longtemps un culte pour l’austérité des déserts bibliques... Le baroque (ancètre du kitsch) a vite trouvé en lui un de ses plus fidèles mécènes... Rome n’était plus dans Rome... Babylone renaissait sur les bords du Tibre (David cheriiii, on t’adoooore !), etc... Jusqu’au prochain mouvement de balancier...
Si notre époque innove, c’est parcequ’elle juxtapose tous ces moments ou toutes ces logiques sans discriminer entre elles. Elle le fait avec un placide libéralisme. Un libéralisme indifférent à tout, au fond. Comme on trouve aux puces, les debrits enchevetrés (casques allemands, baillonnettes françaises) de batailles pour lesquelles personne ne risquerait plus sa vie (mais qui font toujours marcher le commerce)... Une époque d’équivalence généralisée qui nous laisse pensif et réveur, assis dans les gradins au dessus de l’arène, tandis que des odeurs de merguez et de pop-corn nous chatouillent les narines... La sono publicitaire mondiale (omniprésente) nous encourage suavement à agir en gentils petits tyrans serviles (ça a l’air contradictoire, mais pas du tout)(c’est juste l’entreprise d’aliénation la plus sophisiquée qui ai jamais existé)... Et c’est ainsi que nous vivons, indocile troupeau, jouant du pouce en permanence (baissé : c’est nuuul ! / levé : c’est géniaaaal !)... Peut-etre est-il temps de nous lever... Peut-être avons nous mieux à faire...
PB.
Tags : Art Consommation Culture
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