Note secrète sur la conduite de la campagne
« A vous de créer des polémiques, des attitudes, des slogans. Tout sauf des programmes ! »
Chers amis,
Il va sans dire que la note qui suit est secrète et ne doit pas
sortir de vos quatre bureaux. Elle ne vise qu’à vous servir à orienter
vos équipes dans les prochaines semaines.
Notre agence, sous les divers noms qu’elle porte, conseille à
travers vous les principaux candidats à l’élection présidentielle
française. Nous pouvons en être fiers. C’est le fruit d’un long travail,
mené depuis de nombreuses années, pour obtenir la confiance de ces
gens-là et de leurs entourages. C’est aussi le résultat des travaux
approfondis de nos équipes de publicitaires, sociologues, spécialistes
des sondages, du marketing interactif, d’Internet et de toutes les
autres techniques, sans cesse renouvelées, si nécessaires à l’exercice
de notre métier, dont je vous rappelle la haute et belle mission :
convaincre.
Pour l’instant, la campagne présidentielle française se déroule
parfaitement bien, conformément à nos recommandations et à nos
intérêts. Suivant nos prescriptions, tous les candidats sérieux refusent
de parler de leurs bilans et encore plus de leurs programmes.
Nous
avons réussi à les convaincre que les électeurs sont amnésiques et
myopes, que la campagne n’est pour eux qu’un spectacle et qu’ils ne
s’intéressent ni au passé ni à l’avenir. Il était alors facile de
démontrer aux candidats la nécessité de sortir chaque jour une idée
nouvelle, faisant oublier celle de la veille. Peu importe le sujet,
l’important est qu’on en parle.
Il faut ne pas rester immobile, donner
le sentiment d’un dynamisme illimité et, surtout, éviter d’être taxé de
routinier ou d’ennuyeux : qui voudrait passer les cinq prochaines années
avec un président rabâchant sans cesse les mêmes idées, de peur de se
contredire ?
Ceci est peut-être contraire à l’intérêt de la démocratie, qui
exige que les candidats s’affrontent en profondeur sur leurs visions et
leurs projets. Ce n’est pas notre affaire et ne doit pas le devenir.
Notre intérêt est de vendre à chaque camp un maximum de sondages (au
moins un par jour), d’études qualitatives (au moins trois par semaine).
Cela nous permettra non seulement d’engranger un confortable chiffre
d’affaires, mais aussi - avantage annexe - de relayer, jour après jour,
les messages et les préoccupations de nos autres clients, entreprises commerciales dont dépend notre bien-être.
En principe, il ne faut pas s’inquiéter : la tyrannie du neuf
s’exerce partout dans la société, pour notre plus grand bénéfice. Et
même si nous n’existions pas (après tout, nous n’existons peut-être
pas...), tout se passerait sans doute de la même façon. Mais si je crois
utile de vous l’écrire aujourd’hui, c’est pour que vous restiez
vigilants, pour que vous évitiez tout dérapage, possible pendant les
derniers jours, au cas où les électeurs deviendraient soudain plus
pressants.
Aucun sujet ne doit donc rester d’actualité pendant plus de
vingt-quatre heures. A vous de proposer, chaque jour et à chaque équipe
de campagne, selon le résultat de vos études, des thèmes nouveaux. A
vous de créer des polémiques, de tester des humeurs, des mots, des
gestes, des attitudes, des sourires, des slogans. Tout, sauf des
projets !
Je compte sur vous. »
via Jacques Attali
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