Débat Mediapart sur la démocratie
L'émission "Le débat" de Mediapart a réuni ce 23 mars les chercheurs Loïc Blondiaux et Héloïse Nez pour discuter du thème de la démocratie, très peu présent dans la campagne présidentielle. Sont évoqués successivement pendant 45 minutes : les sondages ; le mouvement des Indignés ; la crise de la représentation politique ; le référendum et l'élection ; l'exercice de la citoyenneté dans le cadre des sociétés modernes ; le tirage au sort ; la culture des contre-pouvoirs en France ; le gouvernement représentatif face au long terme ; les problèmes de la délibération ; l'inachèvement de la démocratie dite participative ; les dernières élections législatives espagnoles ; le processus constituant islandais ; les Indignés vs. la politique partisane.
De ce débat décousu mais très dense et intéressant, on peut s’atarder sur la définition de Loïc Blondiaux de la démocratie (à 16:00), qu’il dit lui-même très simple et très minimale : "la chance égale pour tout citoyen d’influencer le procession de décision". Elle n’a peut-être l’air de rien, mais elle peut donner en fait beaucoup de grain à moudre. C’est en tout cas une telle définition qui permet à Blondiaux, comme à beaucoup de chercheurs, de maintenir le mot de démocratie pour désigner le régime dans lequel nous vivons, alors qu’on sait que ses théoriciens et ses promoteurs, lors des révolutions américaine et française, s’opposaient vivement à la démocratie et le nommaient "gouvernement représentatif" ; expression que Blondiaux connaît fort bien et réutilise d’ailleurs au moment d’évoquer les autorités qui se sont assises sur le non de 2005.
Bruno Bernardi, dans un excellent article, résume bien à ce sujet la thèse de Bernard Manin développée dans les Principes du Gouvernement représentatif :
L’expression démocratie représentative s’est imposée, et on ne peut rien contre la force de l’usage*. Mais on peut interroger ses implications. Dans un ouvrage incontournable, Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin a montré que l’établissement du régime représentatif dans la modernité (au travers des trois révolutions, anglaise, américaine et française) ne s’était pas fait au nom de la démocratie, pour cette simple raison que la représentation lui est originellement étrangère. Je rappellerai brièvement son propos. Ce livre montre, pour commencer, que le principe de l’élection de représentants, implique, sous une quelconque modalité, un choix et donc l’établissement de distinctions entre les citoyens, une idée d’origine aristocratique qui s’oppose à celle, démocratique, selon laquelle tous ont égale compétence à prendre les décisions collectives. Une conception qui réclame soit la participation de chacun aux décisions du peuple assemblé, soit le tirage au sort comme mode de désignation de ceux qui auront à décider au nom de tous. Cette dernière procédure n’a jamais disparu – c’est le système des jurys – et Yves Sintomer vient de plaider pour sa nouvelle pertinence.En tout cas, l’idée de démocratie représentative n’a pu s’imposer qu’à la faveur d’une requalification de l’idée de démocratie. Chez les anciens, celle-ci désignait une forme de gouvernement : est démocratique le gouvernement auquel tous participent. C’est encore ainsi que Rousseau la définit, dans la troisième partie du Contrat social du moins. Mais pour ceux qui se sont eux-mêmes proclamés « les modernes » (c’est-à-dire le courant central des trois grandes révolutions), la démocratie désigne le principe de la société politique, un principe corollaire de celui de l’autonomie morale : nul ne peut être obligé d’obéir qu’aux lois dont il peut être tenu pour un des auteurs. Dans cette nouvelle définition, l’égale liberté de vouloir se substitue à l’égale capacité de faire. La représentation se présente alors comme la forme sous laquelle l’autonomie politique s’exerce, tous participant également au choix de ceux qui seront amenés, comme leurs représentants, à prendre les décisions et à les mettre en oeuvre. Le gouvernement représentatif est donc une sorte de constitution mixte, observe Manin, entre démocratie et aristocratie ou, si l’on veut, entre égalitarisme et élitisme. On pourrait encore préciser que, dans l’idée de démocratie représentative, démocratie désigne le principe, et représentation la forme du gouvernement politique.
De quand date exactement cette confusion du gouvernement représentatif et de la démocratie, deux régimes clairement opposés dans les esprits de tous pendant la Révolution française ? Comme Pierre Rosanvallon l’explique très bien dans son article "L’histoire du mot démocratie à l’époque moderne" dans l’ouvrage collectif La Pensée Politique. Situations de la démocratie (Seuil-Gallimard, mai 1993), ce sont les libéraux du mouvement doctrinaire qui se sont, pendant la Restauration, subtilement réapproprié le mot démocratie. En effet, c’est à cette époque que le mot "démocratie" va commencer à entrer dans la langue politique ordinaire, mais :
... c’est pour y désigner la "société" égalitaire moderne et non plus le régime politique associé aux républiques grecque et romaine, ou l’idée d’intervention directe du peuple dans les affaires publiques. Le mouvement sémantique est accompli en 1835 quand Tocqueville publie la première partie de sa Démocratie en Amérique.
Lors d’un débat parlementaire sur la liberté de la presse en 1822, Royer-Collard, chef de file des doctrinaires, s’exprime et commence à poser les jalons du nouvel usage du mot démocratie : pour lui,
... la démocratie est le fait social qui dérive à ses yeux de l’élévation des classes moyennes et de la réduction de l’écart qui les sépare des classes supérieures. La démocratie ne désigne donc pas un régime politique mais un type de société. Le fait démocratique se confond dans cette mesure pour lui avec l’essence du processus révolutionnaire - son "esprit", dit Royer-Collard - qui a été de réduire l’aristocratie. [...]
[Le mot démocratie] triomphe significativement au moment où le terme de république acquiert une connotation d’extrême gauche dans la langue politique. Pour les libéraux doctrinaires, parler de démocratie consistait à revendiquer l’oeuvre sociologique et juridique de la Révolution, tout en repoussant radicalement l’héritage républicain.
La récupération du terme est donc singulière, et produit d’ailleurs une confusion certaine, poussant Tocqueville à en donner pas moins de 11 définitions dans la Démocratie en Amérique. Certains auteurs se sentiront obligés de faire une distinction nette entre la démocratie antique (qu’ils détestent) et ce qu’ils appellent la démocratie moderne, qui peut d’ailleurs, selon bon nombre d’entre eux, parfaitement se passer du suffrage universel... Le comble. Albert Laponneraye, farouche républicain, sera l’un des rares à tonner contre cette confusion qui finira, petit à petit, par pousser tout le monde à se dire démocrate. Un basculement se fera avec l’arrivée du suffrage universel masculin en 1848, comme l’écrit Bernard Manin dans le quatrième chapitre des Principes du Gouvernement représentatif ("Une aristocratie démocratique") :
Aux XIXème et XXème siècles, le droit de suffrage fut progressivement étendu dans les régimes représentatifs et le cens d’éligibilité disparut, même dans les pays où il avait existé à l’origine, comme l’Angleterre et la France. Ces deux transformations et, en particulier, l’avènement spectaculaire du suffrage universel, au terme de longs conflits, donnèrent une puissante impulsion à la croyance que le gouvernement représentatif se muait peu à peu en démocratie. Dans ces conditions, l’hypothèse que la procédure élective comportait peut-être en elle-même une dimension inégalitaire et aristocratique ne paraissait guère digne d’être explorée plus loin. Le droit pour tous de choisir librement les gouvernants, sans être contraints par la loi à les prendre dans certaines catégories de la population, constituait si manifestement un progrès de l’égalité politique et de la démocratie que l’éventuelle persistance d’effets inégalitaires et aristocratiques ne semblait pas justifier l’investigation.
On retrouve dans cette dernière phrase la substance de la définition donnée par Blondiaux : "la chance égale pour tout citoyen d’influencer le procession de décision". Bernard Manin en discute la pertinence au cours de ce chapitre, en s’attardant respectivement sur les aspects aristocratiques et démocratiques de l’élection, qui en font selon lui une procédure fondamentalement ambiguë. Si les premiers sont indiscutables (par exemple : la nécessité de financement d’une campagne, qui distille les candidats sur le plan social), les seconds le sont beaucoup moins : d’après Manin, "l’élection est démocratique en ce qu’elle accorde à tout citoyen une voix égale dans le processus de choix et de rejet" ; et avec l’élection, ce sont les citoyens qui sont libres de choisir les critères de l’aristocratie qu’ils vont dégager par leurs suffrages.
Mais si l’on raisonne par l’absurde, et si l’on admet que le caractère essentiel de la démocratie réside dans la simple égalité de pouvoir, ne peut-on pas dire qu’une dictature est démocratique en ce qu’elle accorde un pouvoir égal aux citoyens, aucun ne pouvant avoir d’influence sur la prise de décision ? On voit bien là que la simple égalité de pouvoir ne peut suffire à caractériser la démocratie : il faut encore s’attarder sur la qualité de ce pouvoir, et que celui-ci soit substantiel. Or, l’élection présente bien davantage de caractères aristocratiques que démocratiques, et confie au citoyen un pouvoir bien plus hétéronome qu’autonome. Tous les pouvoirs de décision ne peuvent être raisonnablement mis sur le même plan suivant l’objet de celle-ci.
La "chance égale" qu’évoque Blondiaux est donc parfaitement virtuelle et formelle : non seulement l’élection distingue deux classes de citoyens, les électeurs et les élus, fondamentalement inégaux dans la prise de décision ; mais même en isolant le moment de l’élection, il est bien évident que celle-ci donne des chances égales de jure, mais extrêmement inégales de facto. Selon la définition même "minimale" donnée par Blondiaux, sommes-nous donc vraiment en démocratie ?
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* Note personnelle : la tâche d’un intellectuel n’est-elle pas précisément d’aller contre la force de l’usage quand la rigueur l’exige ?
Tags : Démocratie Citoyenneté Elections Institutions Présidentielle 2012 Les Indignés Sondages
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