Tu t’es cabré bien vite sur des mots que tu aurais
dû prendre dans leur sens le plus simple, sans y voir la
connotation que leur ont associé certains mouvements de
droite. A te lire, un philosophe comme Jean-Jacques Rousseau ou un
homme comme Jean-Pierre Chevènement seraient des
réactionnaires... Je vais essayer de me faire plus clair.
Mon
point de vue est qu’on ne peut adopter une même Constitution
sans partager pour l’essentiel une même identité ;
précisément, la Constitution se fixe sur l’identité
d’un peuple. Je l’ai déjà dit : je crois – et
Rousseau, si je l’ai bien lu, me suit sur ce point sans être un
philosophe ni réactionnaire ni droitier à ma
connaissance – que la communauté de fait, d’intérêts
(donc d’identité, de culture au sens large) précède
nécessairement la communauté de droit. C’est à
mes yeux l’évidence même : un peuple doit partager des
concepts et des intérêts communs avant de se doter de
règles communes et de se projeter vers l’avenir. La nation,
c’est la communauté d’intérêts, de culture, qui
procède d’une histoire commune ; le peuple, c’est la
communauté juridique qui se dote d’une Constitution et qui
transcende les simples relations culturelles de la nation. Et si
aujourd’hui, il existait une communauté européenne de
concepts et d’intérêts tout à fait unie, il n’y
aurait pas à « construire » l’Europe :
elle se serait imposée d’elle-même !
Je
crois en effet que les peuples d’Europe sont d’accord sur trop peu de
choses pour avoir l’ambition d’une Constitution commune. Une fois
qu’on a évoqué les droits de l’homme et les libertés
fondamentales comme tu le fais, tout a été dit : cela
ne suffit absolument pas à rédiger une constitution au
sens plénier, qui ferait naître un État fédéral.
Du reste, les valeurs que tu évoques ont pour partie déjà
été validées dans de simples traités.
Prenons le simple exemple de la laïcité : dans quel autre
pays européen retrouverait-on ce concept, de façon
aussi précise et forte qu’il a été taillé
en France ? Nulle part. Quand je parle de culture, je ne fais pas
bêtement allusion aux us et coutumes, mais à un certain
habitus commun né d’une longue histoire.
Je
n’ai jamais dit que les peuples ne seront jamais d’accord sur rien,
je suis moi-même un opposant à la thèse du choc
des civilisations (mise à rude épreuve en ce moment).
Mais il n’en reste pas moins qu’à partir d’un socle commun de
droits universels, deux pays libres et indépendants auront
aussi forgé respectivement des « habitus »
tout à fait différents, voire opposés, et pour
autant également légitimes et adéquats dans un
cadre démocratique. Tout cela forme globalement une
« culture », une « identité »
; désolé mais je crois ces termes incontournables. Pour
revenir à mon exemple, j’estime, en tant que Français,
que la laïcité est un bijou politique précieux,
mais en aucun cas je n’irai prétendre l’imposer aux peuples
voisins dans le cadre d’une négociation constitutionnelle, de
même que je ne supporterai pas qu’on me demande de l’assouplir,
voire de le supprimer dans ce même cadre. Car si l’on doit
rédiger une constitution commune, comment ne pas aborder très
précisément et en profondeur ce point de la relation
entre l’État et la religion ? Doit-on procéder à
un rapport de forces en la matière, en obligeant certaines
nations à renoncer à leur idée qu’elles se font
du sujet, ou au contraire les laisser indépendantes en la
matière ? Quasiment tous nos pays voisins seront sans doute à
jamais étrangers au concept de laïcité, qu’il est
impossible de traduire, parce que celui-ci est issu d’une histoire
tout à fait particulière, et qu’il serait insensé
(et impossible) de le transposer dans un pays qui n’a pas connu la
même. L’identité et la culture dont je parle ne sont
rien d’autre que ce qui procède d’une histoire nationale libre
et indépendante.
Il
y aurait beaucoup à dire sur l’idée que des Bretons,
des Parisiens, des Corses, des Algériens et des Marseillais se
retrouvent aujourd’hui dans les idéaux de la République
française. Cela n’est pas né d’une négociation
libre et égale : on ne peut pas ignorer que ce résultat
a en partie été atteint via un processus d’assimilation, dans une certaine violence, et
parfois même dans le sang. N’étant pas historien, j’aurais beaucoup de mal à dire si la nation française était commune de longue date entre les régions métropolitaines que tu nommes, ou si elle est le fruit d’une construction verticale. Quoi qu’il en soit, je prends l’histoire française
en bloc, je n’en renie rien et j’accepte son leg en tant que tel. Et
j’en suis fier, sans aucune ambiguïté. D’ailleurs,
comment pourrais-je faire autrement et prétendre défaire
ce qui est désormais complètement enraciné ?
Pour autant, je ne suis pas prêt à poursuivre un
processus d’uniformisation de l’Europe sur le modèle
d’uniformisation qu’aurait subi le territoire français. Évidemment,
je sais bien que ce ne serait pas non plus ton idée de
procéder par la force ; mais alors il faut y renoncer tout
simplement, car il est insensé de rêver que des peuples
ayant vécu de façon tout à fait indépendante
pendant des siècles puissent tout à coup se mettre
d’accord sur quelque chose d’aussi profond et sacré qu’une
Constitution.