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Commentaire de Joe Chip

sur La tyrannie de la majorité


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Joe Chip Joe Chip 15 février 2015 14:43

Sujet passionnant et complexe, je veux juste aborder rapidement quelques points :

- Tocqueville est souvent cité comme référence par les anti-démocrates. Il y a là un contresens à laisser croire qu’il était hostile à la démocratie alors qu’il démontre au contraire le caractère problématique de la démocratie, en expliquant que ce système implique un troc permanent entre égalité et liberté - les deux aspirations démocratiques "invincibles" dans le cœur de l’homme - qu’il convient donc d’ajuster en permanence afin d’éviter la mise en place d’une nouvelle forme de tyrannie. Tocqueville n’est nullement nostalgique de l’ancien système. Le pessimisme que l’on retrouve chez lui comme chez de nombreux contemporains est lié aussi au contexte : Waterloo est passé par là, noyant de nombreux idéaux anciens dans le sang (1,5 millions de français mort, soit une classe d’âge éliminée, traumatisme démographique dont la France ne se relèvera pas au XIXème) et les conséquences politiques concrètes de la défaite.

- Les régimes précédents, contrairement à ce que certaines s’entendent à croire, n’étaient pas moins plébéiens que le système démocratique actuel. Les rois de France asseyaient leur autorité face à la noblesse en s’appuyant sur la masse populaire et en exaltant parfois délibérément les sentiments les plus démagogiques de la populace : attention, dès lors, à ne pas attribuer à un système politique particulier une tendance qui est en réalité inscrite dans l’organisation pyramidale des sociétés humaines. Le sommet, en écrasant la base, s’appuie aussi sur elle...
Je renvoie aux conférences de la bonne Marion Sigault qui nous explique que sous l’Ancien Régime le bon Roi-papa veillait toujours à ce que le petit peuple ait son quignon de pain, contrairement aux horribles hommes des Lumières qui ont institué l’égalité et la responsabilité individuelle. Il est incontestable que les conditions d’existence des "gueux" devenus ouvriers dans les villes se sont dégradées considérablement tout au long du XIXème siècle, en particulier en Angleterre.
Sous l’empire romain, c’était encore pire, on nourrissait le peuple comme une bête dangereuse, la démagogie la plus cynique imprégnait la politique et les moeurs (cf. Juvénal) et il était obligatoire pour les aristocrates et les personnes en vue d’apparaître comme proches de la foule. Les régimes autoritaires comportent tous une facette plébiscitaire qui reposent sur les même mécanismes psychologiques que la démocratie "molle" travaillée par les médias et les bonimenteurs démagogiques. Les politiciens faillis et déchus étaient jetés aux crocs de la plèbe, leurs corps livrés aux pires outrages.
Tout ça pour dire que l’aristocratie n’est pas l’antithèse vertueuse de la démagogie ou de la démocratie. Malheureusement, nous avons atteint aujourd’hui l’extrémité d’une situation : un réflexe de survie légitime nous fait donc contempler dans l’extrémité inverse, ou pire, dans un retour à la situation précédente, une solution qui pourrait s’avérer toute aussi problématique que la "décadence" à laquelle elle prétend remédier. Le sentiment de la décadence, du reste, n’est pas le problème : seuls les grands peuples vivent en permanence dans le sentiment de la fragilité de leur situation ou de leur réputation, les autres acceptent de se laisser vivre. De ce point de vue, la mauvaise humeur constante du populo français n’est pas forcément une mauvaise chose : plusieurs fois, au cour de l’histoire, elle a servi de rappel salvateur aux élites.

- l’aristocratie française a manqué de détruire ce pays à plusieurs reprises, par sa suffisance, son orgueil, son sens dévoyé du prestige et de l’honneur prenant trop souvent le pas sous toute forme de sagesse et de considération politique.
La guerre de Cent Ans avec Azincourt, Crécy, Poitiers... trois branlées historiques dues au fait que l’élite française considérait que la chose honorable était de foncer tête baissée sur les pieux réalistes et les archers anglais, incapables de s’admettre qu’un gueux armé d’un arc et bien entraîné est de plus grande valeur militaire qu’un seigneur brûlant de prouver sa bravoure au combat. C’est l’époque où les aristocrates français n’hésitaient pas à rompre le rang et à désobéir au roi pour attaquer l’ennemi bille en tête. Il suffit de considérer l’œuvre méticuleuse patiemment poursuivie ensuite par Charles VII et Louis XI - deux de nos plus grands rois - pour comprendre l’ampleur du désastre : lutte acharnée contre le féodalisme, humiliation des seigneurs, promotion de la bourgeoisie des villes, défense des intérêts de la population avant ceux de l’aristocratie, mise en place d’une véritable armée avec une infanterie entraînée constituée de soldats de basse extraction. Une oeuvre populiste et machiavélique.  
On pourrait aussi évoquer l’influence nuisible de l’aristocratie d’épée dans l’implication de la France - politiquement désastreuse - dans la guerre civile anglo-américaine qui devait conduire à l’indépendance des USA.
Lafayette était un aristocrate naïf mais bien introduit en cour dont les rêves de gloire ont été manipulés par une poignée de banquiers, d’intrigants et de réalistes qui entendaient faire de l’argent en Amérique, ce qui voulait dire endetter la France. Les Américains ont très rapidement saisi le personnage également (que Napoléon et Talleyrand ne pouvaient éliminer mais ont constamment éloigné du pouvoir pour les mêmes raisons...).
Malheureusement, le conciliant Louis XVI, hostile au départ à la "cause de la liberté" a commis l’erreur d’appuyer ces gens : non seulement la dette de la France explosa, mais la monarchie ne tira aucun bénéfice de son intervention en faveur des insurgés, les Américains veillant à empêcher la France de récupérer ses colonies perdues durant la guerre de cent ans, refusant de s’acquitter de leur dette auprès de la France révolutionnaire, et reprenant comme si de rien n’était le commerce avec l’Angleterre sans accorder à la France les contreparties commerciales convenues. Toute l’entreprise fut un désastre qui précipita la Révolution. 
Cette "mentalité aristocratique" dévoyée a malheureusement survécu à la Révolution, s’exacerbant d’autant plus dans une mode romantique et morbide qu’elle était coupée du pouvoir effectif et des réalités de la politique désormais assumée par les bourgeois et les gestionnaires. C’est ce qui explique la recrudescence de la "tradition" du duel pourtant interdite sous la monarchie (considérée comme outrage au Roi) tout au long du XIXème siècle. Evariste Galois, un de nos plus grands génies scientifiques, est mort en duel à 21 ans, assassiné par un Pescheux d’Herbinville oisif et orgueilleux qui de son côté n’avait probablement rien d’autre à faire que s’exercer au tir au pistolet et provoquer des duels dans le but de "défendre son honneur" (« j’ai été provoqué par deux patriotes ... il a été impossible de refuser »).
On retrouve encore cette mentalité dans les errances stratégiques qui faillirent entraîner la rupture du front en 1914, si le peuple n’avait pas été là pour s’offrir encore une fois en sacrifice à la bêtise des généraux, tous imprégnés à cette époque de fierté aristocratique et dont les doctrines de guerre rappelaient malheureusement celle des chevaliers français imbus du sentiment de leur supériorité. Aux soldats, on expliquait en effet que "l’audace" seule permettait d’obtenir la victoire, et que l’esprit de l’attaquant primait toujours sur la prudence du défenseur : les mitrailleuses allemandes prosaïques se chargèrent encore une fois de dissiper les illusions françaises et de rappeler tous ces Don Quichotte à la réalité. 
 
Bon, désolé pour la longueur de ce développement... je réalise que je suis un peu sorti du sujet... mais pas tellement dans le fond. Toujours est-il que je préfère, comme Tocqueville, avoir à subir les conséquences nuisibles du système démocratique - dans la mesure où celui-ci n’est pas figé dans une essence - que celle d’un système de caste rigide qui a déjà démontré historiquement ses limites et entraîné tant de faillites...


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