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Commentaire de Po-houen Wou-jen ????

sur Patrick Rambaud : "Le maître"


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Le fou de T'chou Po-houen Wou-jen ???? 2 mars 2015 17:14

@ Gollum

 Oui, vous avez tout à fait raison, j’ai peut-être forcé un peu les traits sur l’édition de Liou-Kia hway. Elle a effectivement fait un réel effort de traduction, et celle-ci n’est pas aussi mauvaise qu’il n’y paraît, ou ce que j’ai pu en dire. Le point que j’ai soulevé par contre, et qui est discutable, c’est la méthode utilisée. Le fait de rendre les passages difficiles du texte chinois, mot à mot en français dans les notes, de façon presque systématique, est plus préjudiciable à la compréhension du texte par le lecteur qu’autre chose. Le lecteur, qui a peut-être réussi à saisir, grosso modo, ce qu’évoque la phrase traduite en français, se reporte en note, et se retrouve devant une phrase qui lui est au final inintelligible. Une transcription mot à mot en chinois aurait été à la rigueur utile, si le public visé était les sinologues. Après, il est vrai, Mme Liou mentionne quelque fois la glose classique, et donne son avis sur la signification du passage en question, mais ceci est réalisé de façon tout à fait parcellaire. En bref, ce n’est pas un mauvais ouvrage, il est quand même rangé dans la collection de la pléiade, mais il faut s’en méfier. Cette traduction n’est pas aussi bonne que celle de Burton Watson ou A.C. Graham en anglais, par exemple.

 Des lecteurs trouveront peut-être cela étrange de passer tant de temps à débattre sur les problèmes liés à la traduction. Le fait est que, pour le Zhuangzi, les problèmes de traductions, qui sont inhérents à tout texte littéraire, sont démultipliés. Pourquoi ? Parce que l’auteur même de l’ouvrage, ou d’une partie du moins, confesse de manière explicite qu’il fait exprès de voiler ses paroles : « Toutes mes paroles sont des énigmes que seul peut-être un grand sage, d’ici des milliers de générations, parviendra à déchiffrer. Mais ce ne sera là qu’une rencontre de hasard ». On retrouve ici le style décapant, volontairement provocateur, voire même ironique, caractéristique du personnage. La manière dont il dit procéder n’est pas sans rappeler le vieil adage hermétique : « Dire sans dire, monter sans montrer, cacher sans cacher » …

 En considérant ce dernier point, deux manières de traduire sont envisageables. Soit on essaie de reproduire l’aspect incantatoire et énigmatique que véhicule l’œuvre dans son ensemble, en essayant de garder, tant bien que mal, tous les degrés de lecture du texte. C’est ce que s’est attaché à faire Jean Lévi. Soit au contraire, on détricote le texte pour en sortir la substantifique moelle. En bref, qu’on mâche un tant soit peu le travail pour le lecteur, pour que le texte lui soit directement intelligible. C’est ce que s’attache à faire J.-F. Billeter. Les deux démarches sont bonnes, et constituent, je pense, les deux facettes d’une même pièce. Cela dit, ces deux méthodes comportent aussi des lacunes.

 Dans le premier cas, celui de Jean Lévi, l’entreprise est louable et bienvenue, mais manque d’appareil critique pour préciser le contenu du texte, ou de mots importants auxquels il convient de faire attention. Cette attitude est toutefois délibérée de sa part, allant à l’encontre de l’aspect « incantatoire » qu’il veut insuffler au texte. Il faut, à cet effet, rappeler que la lecture même du chinois peut être assimilée à l’exercice que nous propose Zhuangzi et Jean Lévi. La lecture du chinois demande un effort conscient du lecteur, qui ne peut arriver à comprendre ce qu’il lit que s’il s’investit réellement dans ce qu’il fait.

 Enfin, on peut avancer l’argument que de toute façon, toute traduction française d’un texte chinois rédigé en langue classique est vouée à l’échec, et ne peut rendre la richesse du sens véhiculé par le texte originel. C’est vrai, mais cela ne fait pas avancer le schmilblick. Dans le deuxième cas, celui de J.-F. Billeter, il y a un risque de perte des multiples sens que le texte original peut avoir. Ceci est toutefois compensé par les précieuses « leçons » que celui-ci en tire, ainsi que des traductions qu’il donne au texte, éclairant avec sa lanterne des pans entiers de l’œuvre, restés jusque là dans l’ombre. En bref, la méthode de J.-F. Billeter est vraiment remarquable, géniale, mais demande un effort presque « surhumain » pour faire comprendre les principes étudiés, pourrait-on dire hermétiques, à un lectorat lambda. Cela demande une clarté d’analyse et de méthodologie sans faille, ce que réussi à donner J.F. Billeter, mais avec une parcimonie un peu trop prononcée pour ses collègues sinologues. Là aussi, c’est volontaire de la part du traducteur. Une question intéressante serait de statuer sur le bien fondé de cette entreprise. Doit-on aujourd’hui détricoter l’œuvre, ou doit-elle garder son voile de mystères ? Même si l’analyse de J.F. Billeter tend à détricoter, celui-ci le fait patiemment, et quand on se renseigne sur ses travaux, on voit bien qu’il lui tient à cœur de vraiment rendre justice à cette œuvre. Mais comment parler de « mystique » sans renvoyer systématiquement à la connotation relativement péjorative que ce mot a pour nous aujourd’hui, comment parler « d’hypnose » à des scientifiques bien-pensants ? Tout ceci tend à nous montrer qu’il reste un long chemin à parcourir … 

 Il y a un dernier point sur lequel je voudrais attirer votre attention, que j’ai omis de mentionner dans mon commentaire précèdent, et qui vient compliquer la tâche du lecteur pour comprendre cette œuvre. Le Zhuangzi n’a pas une seule voix, mais de multiples voix, qui se contredisent entre elles. Ceci a pour effet de ruiner toute tentative d’interprétation générale de l’œuvre. Il y a Zhuangzi, ses émules, mais aussi d’autres auteurs, qui expriment des points de vues parfois très différents. Il s’agit même, pour certains, des véhicules de l’idéologie impériale, se situant donc à mille lieux des intentions du Zhuangzioriginel. On devine aussi ici pourquoi le Zhuangzi a été conservé dans les bibliothèques impériales, et pourquoi il n’a pas été détruit comme beaucoup d’autres ouvrages. Il a servit le système, ce qui peut sembler paradoxal lorsqu’on considère certains passages de l’œuvre. Certains sinologues ont tentés d’identifier ces voix mais, à mon humble avis, ces études ne sont pas totalement convaincantes, et j’ai peur qu’elles ne puissent l’être sans de nouvelles découvertes archéologiques. Mais qui sait… C’est aussi une des raisons pour lesquelles on ne peut pas dire avec précision quelles parts du Zhuangzil’auteur originel, si tant est qu’il existe vraiment, a écrit. D’où le titre d’un des ouvrages de Jean Lévi : ‘Le petit monde du Tchouang-tseu’ car le Zhuangzi est un monde en miniature, avec toute sa pléthore de personnages et de discours tous plus dissemblables les uns que les autres. Là aussi, deux méthodes peuvent être envisagées, vous le devinez peut-être, l’une à la Jean Lévi, l’autre à la J.-F. Billeter. L’une considère l’ouvrage dans son ensemble, dans sa totalité, dans toutes ses voix, l’autre essaye de retrouver la petite voix du Zhuangzi qui tend à être noyé dans la masse. Il est donc opportun d’avertir le lecteur : tout n’est pas à prendre pour argent content dans ce livre. De la même manière, je pense qu’on ne peut dissocier une lecture particulière du Zhuangzi, sur les intentions de l’auteur originel par exemple, sans l’insérer dans la totalité de l’œuvre. Cette multiplicité de points de vues à l’intérieur d’un même ouvrage renforce dans une certaine mesure l’attitude critique qui doit guider l’individu dans sa recherche du Bien, du Beau et du Vrai, tant clamée par le philosophe. Ce sont l’existence de ces différentes strates d’une même réalité qui peuvent mener le lecteur à appréhender l’ineffable « autre côté du miroir », l’existence véritable d’un monde parallèle, qui est aussi revendiquée au cœur de l’ouvrage. 


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