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Commentaire de Joe Chip

sur Philip K. Dick l'écrivain visionnaire


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Joe Chip Joe Chip 8 juin 2017 23:31

Je suis un fan absolu et un bon connaisseur de l’oeuvre de Philip K. Dick - qui est aussi mon avatar ici - que j’ai dévorée durant mes études (soit au bas mot deux dizaines de romans et une centaine de nouvelles). Je lui ai consacré mon mémoire de fin d’études (qui portait sur l’adaptation cinématographique de ses oeuvres).


Amusant de lire les commentaires péremptoires et complètement à coté de la plaque des éternels "je sais tout "de forum qui lui règlent son compte en quelques lignes : "toxico", "surestimé"... Bref, les caricatures idiotes que l’on lit ici ou là. 

Pour rétablir la vérité, Philip K Dick a souffert toute sa vie de dépendance médicamenteuse, en particulier aux amphétamines qu’il ingurgitait en quantités industrielles durant son pic de créativité des années 60, mais c’était essentiellement pour soutenir son imagination débordante et un rythme d’écriture démentiel. Car PKD était tout sauf un drogué oisif et indiscipliné. C’était un écrivain passionné et rigoureux qui a voué quasiment chaque heure de sa vie à sa vocation, un véritable artisan. Il n’y avait pas de demi-mesure avec lui, et il devait travailler tout le temps pour pouvoir gagner sa vie. Ecrivain de SF à l’époque, c’était non seulement mal vu mais surtout très mal payé (à la ligne ou aux mots), sauf pour quelques auteurs plus ou moins commerciaux qui vendaient des centaines de milliers d’exemplaires. Mais il n’était pas non plus totalement "sous-estimé" et jouissait d’un succès d’estime auprès d’une partie de la critique littéraire et du milieu universitaire français dès les années 60/70. Durant son voyage en France (son seul déplacement à l’étranger, mis à part un séjour prolongé au Canada) il remercia le lectorat français de lui avoir permis de continuer à écrire et de l’avoir considéré comme un véritable écrivain.

Il n’a jamais consommé de drogues dures, et n’a fait qu’un seul "trip" sous LSD à la fin des années 60 qui a été suffisamment effrayant pour le convaincre de ne jamais renouveler l’expérience. Si on veut rentrer dans le matérialisme médical, les épisodes hallucinatoires qui l’ont frappé au milieu des années 70 et qu’il a partiellement retranscrits dans ses oeuvres "gnostiques" étaient vraisemblablement lié à une pathologie cérébrale (le diagnostique le plus fréquemment avancé étant "épilepsie du lobe frontal") associé au manque de sommeil (Dick écrivait certains romans alimentaires d’une seule traite) et à la consommation frénétique d’amphétamines pour rester éveillé. Mais au fond tout cela n’a aucune importance par rapport à la force de conviction et à l’intensité inédite (dans la SF) que Dick a mis dans ses oeuvres. 

Dick occupe selon moi une place équivalente à celle d’Orwell pour la seconde moitié du XXème siècle. Si l’auteur de 1984 a parfaitement retranscrit la paranoïa collective des totalitarismes de la première moitié du XXème, aucun écrivain n’a mieux pressenti et annoncé la dictature soft qui s’est mise en place dans le monde occidental à partir des années 60. Virtualité, théorie du complot et manipulation médiatique, "plastification" du monde, consentement de l’individu à sa propre aliénation, simulacres, invasion du marketing, émergence des lobbies pharmaceutiques et des multinationales, messianisme libertaire, religions, spiritualités new age, dépression... tout y est, projeté dans des intrigues vertigineuses et haletantes multipliant les niveaux de lecture. Contrairement à la plupart des écrivains de SF et d’anticipation, Dick n’a jamais eu la vanité de chercher à décrire d’hypothétiques technologie futures, mais il a fait beaucoup mieux à mon avis en décrivant l’essence de l’avenir. 

Dick n’était pas un grand styliste. Il écrivait comme un écrivaillon, toujours sous la menace de la pauvreté, d’une pension alimentaire à payer ou du fisc. Une écriture très dépouillée, très américaine. Mais quel imaginaire, quel lyrisme ! Les romans de PKD sont ponctués de passages comme ceux-là : 

D’ailleurs, en Californie, l’endroit où tu vas, ça ne compte pas : tu retrouves éternellement le même McDonald, comme sur une bande qui tourne autour de toi pendant que tu crois te déplacer. Au bout du compte, quand tu as faim et que tu t’arrêtes au McDonald pour manger un morceau, ils te vendent le même hamburger que la dernière fois, et que la fois d’avant, et ainsi de suite en remontant jusqu’à l’époque où tu n’étais pas né et en plus des mauvaises langues - des menteurs évidemment - disent que leurs hamburgers sont faits de gésiers de dinde. Selon leur enseigne, ils avaient vendu le même hamburger initial cinquante milliards de fois. Il se demanda si c’était au même client. La vie à Anaheim, Californie, n’était qu’une pub pour la vie à Anaheim qui repassait éternellement. Rien ne changeait jamais ; ça ne faisait que s’élargir toujours d’avantage, comme une tache de néon. Et ce qui suintait de la sorte avait été fixé une bonne fois pour toutes longtemps auparavant, comme si l’usine automatique qui sortait ces objets en série était restée bloquée sur la position MARCHE. Comment la Terre devint Plastique, songea-t-il en évoquant le conte de fées Comment la Mer devint Sel. Un de ces jours, il sera obligatoire de vendre des hamburgers McDonald aussi bien que de les payer ; on se les revendra les uns aux autres depuis nos salles à manger. Comme ça, on n’aura même plus besoin de sortir.
(Substance Mort)
 
Silence. Les murs, le plancher, les boiseries suintaient de silence ; de quoi le broyer comme une gigantesque meule. Le silence suintait du parquet à travers la vieille moquette grise en lambeaux. Il suintait des appareils cassés ou à demi cassés qui équipaient la cuisine, des appareils qui n’avaient jamais fonctionné depuis l’emménagement d’Isidore. Du grand lampadaire inutile de la salle de séjour, des coulées de silence s’étalaient par nappes entières à la rencontre d’autres coulées vides descendues du plafond constellé de chiures de mouches. Le silence s’arrangeait, en fait, pour jaillir de partout comme s’il avait voulu supplanter toutes choses. Ainsi ne se lançait-il pas seulement à l’assaut des oreilles d’Isidore, mais encore de ses yeux. Debout devant son récepteur de télé inerte, il eut soudain le sentiment que le silence était visible et aussi, mais à sa manière, vivant. Vivant ! Ce n’était pas la première fois, loin de là, qu’il ressentait cette austère approche. Le silence entrait alors par effraction, avec violence, sans aucune subtilité, incapable, à l’évidence, de la moindre patience. Le silence du monde ne pouvait plus retenir sa soif de tout engloutir. Plus maintenant. Maintenant qu’il avait presque partie gagnée.
Isidore se demandait, dans ces moments-là, si tous ceux qui restaient sur Terre, les autres, ressentaient le vide de la même manière. À moins que ce ne fût un phénomène particulier à son identité biologique particulière, hallucination engendrée par un appareil sensoriel inepte. « Intéressante question, songea Isidore. Mais à qui se comparer ? » Il vivait seul dans le grand immeuble aveugle et dégradé, avec ses mille appartements inoccupés, qui retournait peu à peu, comme tous ses semblables, à l’entropie, aux ruines… À la longue, tout ce que contenait l’immeuble tournerait en ratatouille indistincte, fatras sans nom empilé du plancher au plafond de chaque appartement, couches indifférenciées d’un pudding hétérogène et pourtant homogène. Ensuite, l’immeuble lui-même perdrait peu à peu sa forme, rejoignant dans son ubiquité triomphante la cendre et la poussière. Mais bien sûr, il serait alors lui-même mort depuis longtemps. Debout, là, dans cette salle de séjour condamnée, face à l’immensité vide et palpitante d’un silence vaste comme le monde, il trouva que c’était encore un beau sujet de méditation.
Mieux valait, peut-être, rallumer la télé ?
(Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) 



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