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Commentaire de Joe Chip

sur Jean-Michel Quatrepoint : l'Allemagne est-elle en train d'acheter la France ?


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Joe Chip Joe Chip 25 octobre 2017 23:48

L’histoire n’est pas une parti d’échecs ou une table de pokers autour de laquelle chaque joueur prépare en secret sa stratégie de domination à long terme... 

Les élites allemandes - et ce n’est pas là un mystère, plusieurs dirigeants allemands ont tenu des propos allant dans ce sens - aspirent à une "hégémonie douce" sur le continent tout en redoutant les responsabilités et les obligations que lui conféreraient ce statut de superpuissance assumée et revendiquée : c’est le fameux paradoxe formulé par Kissinger au sujet de la "pauvre Allemagne, trop grande pour l’Europe mais trop petite pour le monde". Il évoquait la période de Bismarck, mais le commentaire est encore applicable à la configuration actuelle.

C’est une chose de pouvoir tordre le bras de ses "partenaires" grâce à une puissance économique acquise au détriment des autres pays dans un cadre européen taillé sur mesure pour l’Allemagne - grâce à l’appui politique constant des Américains -, mais c’est toute autre chose que d’aller se frotter aux Américains, aux Russes et aux Chinois sur la scène internationale. Il est utile aussi de rappeler qu’en 2003 la France était seule à tenter de s’opposer à la guerre en Irak. Schroder regardait le bout de ses pieds, Poutine posait à côté de Bush pour des raisons de politique intérieure (guerre en Tchétchénie). Je vois mal un diplomate Allemand, même dans 20 ans, se mettre à tancer un dirigeant américain à la tribune de l’ONU et menacer de poser son véto, c’est pas leur culture. 

Le grand patronat allemand par ailleurs ne pourrait pas l’accepter puisque la réussite exportatrice de l’Allemagne s’explique en partie par sa politique étrangère résolument neutre, consensuelle et pacifique. Les produits allemands, contrairement aux produits d’exportation français et américains, ne portent la marque d’aucune politique. Les dépenses que la France a consenti à faire dans le nucléaire et dans les domaines liés à la projection de force, les Allemands n’y consentiraient pas/plus. Rappelons qu’ils préfèrent laisser leurs infrastructures (y-compris militaires) se dégrader plutôt que d’augmenter les dépenses et les investissements publics. Que des soldats allemands ont déposé les armes en Afghanistan plutôt que de se défendre contre des Talibans (ce qui a crée un scandale en interne au sein de l’OTAN). Leurs sous-marins ne sont pas opérationnels, c’est encore pire pour l’armée de l’air. Ils n’ont plus aucune culture militaire, et on ne met pas sur pied une armée puissante et entraînée en quelques années, c’est un effort sur une ou deux générations au minimum. De plus, il n’y a plus assez de jeunes allemands susceptibles d’être appelés sous les drapeaux si tant est qu’ils aient conservé une fibre guerrière (ce dont on peut douter).

Il y a également un facteur culturel voire politique à prendre en compte. Il est en effet indispensable pour des nations comme la France ou l’Allemagne d’être en mesure de surjouer leur puissance à l’échelle internationale pour se mettre au niveau des "poids lourds" et résoudre le paradoxe de Kissinger. Car l’Europe ne sera jamais un multiplicateur de puissance sur le plan géostratégique, c’est aujourd’hui avéré. La quasi-totalité des pays européens considèrent que la défense européenne, c’est l’OTAN, y-compris l’Allemagne. Et l’OTAN, c’est à 70-80% les Etats-Unis. 

Historiquement, à chaque fois que l’Allemagne a voulu sortir des limites de son espace culturel et linguistique, cela s’est très mal terminé (pour elle et pour l’Europe). Une des causes de la première guerre réside dans la volonté obstinée de Guillaume II de constituer un espace colonial ce qui l’a amené à remettre en cause la domination anglaise sur les mers. Certains historiens expliquent bien que ce qui fut une guerre nationale et patriotique pour les Français était une guerre impériale pour les Allemands. Bismarck avait été beaucoup plus prudent : dans toutes ses entreprises il avait fait en sorte de ne jamais contrarier les intérêts des Anglais. Je pense que les dirigeants allemands actuels sont beaucoup plus dans cette optique : l’Europe, peut-être, le monde, hors de question. Je pense que les élites allemands ont profondément intégré cette donnée et je doute très fortement qu’il subsiste encore chez eux des velléités de jouer à l’échelle globale... et ils n’ont plus la démographie pour ça, surtout pas dans le monde du XXIème siècle qui sera dominé par les nations continentales. 

L’Allemagne a beaucoup plus intérêt à s’appuyer sur les Américains pour dominer le continent européen. En cherchant à rivaliser avec les Américains, elle saperait du même coup les fondements de sa domination européenne... peu probable, donc.

Plus profondément, l’Allemagne n’est pas un pays comparable à la France, à l’Angleterre ou aux Etats-Unis. C’est une nation enclavée et essentiellement terrestre, dépourvue d’une grande façade océanique. Elle a constitué son unitié nationale de manière tardive, sur un socle culturel et ethnique. Ces facteurs limitent d’emblée la capacité des élites allemandes à s’adresser au monde. Même à l’heure actuelle, le réseau diplomatique français reste beaucoup plus développé que le réseau diplomatique allemand. Les Anglais, les Français avaient posé leur empreinte aux quatre coins du monde quand les Prussiens étaient encore confinés sur leur territoire aux confins de l’Europe. L’Allemagne, ça ne fait pas rêver, ça n’excite pas l’imaginaire.  

Pour le dire un peu vite, l’Allemagne n’est pas une nation universelle. Elle ne peut concilier la défense de ses intérêts et celle de grands principes philosophico-politiques, ni se prévaloir de "messages" à porter au monde au même titre que les Français et les Américains. 

Les Chinois se heurtent d’ailleurs aux mêmes difficultés, raisons pour laquelle ils essaient actuellement de construire un authentique soft power et parlent même de "rêve chinois"... 


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