Cher monsieur,
Je pense appartenir à la
même génération que vous et, par conséquent avoir bénéficié du
même type d’enseignement que celui auquel vous-même avez eu
accès, que je définirais comme l’apprentissage d’un esprit
critique apte à se saisir de tout sans vergogne mais avec humilité.
Un enseignement qui nous apprenait que tout était à notre portée
pourvu que l’on fasse l’effort d’y accéder et que, le temps
nous étant compté, nous étions sans doute plus savants dans
certains domaines que dans d’autres, pour la simple raison que nous
avions eu le loisir de les étudier. Nous devions donc reconnaître
notre ignorance dans les autres pans de la culture, sans exclure
néanmoins de pouvoir nous y pencher à l’occasion. Cette occasion,
elle se manifeste souvent par une demande d’aide de la part d’un
étudiant, quelquefois dans un domaine dans lequel nous n’avons que
quelques notions. Est-ce à dire que nous sommes dans l’impossibilité
de répondre à cette demande ? Je crois que non. Nous pouvons
mettre au service de cet étudiant, notre capacité à analyser, à
apprendre et chercher avec lui des solutions. Il faut, en tout cas,
mettre au service de cette aide notre intérêt (nous avons sans
doute, vous et moi, appris à développer sans limite notre libido
sciendi).
Je ne
pense pas, comme vous le dîtes, qu’un professeur soit tenu de
maîtriser un sujet au-delà de son auditoire pour se montrer bon
pédagogue. Au-delà de la posture de maître, qui est censé être
en mesure de répondre à toute interrogation, je crois qu’il faut
savoir humblement reconnaître ses doutes, ses lacunes et en profiter
pour les mettre au clair et les combler. Il faut savoir dire :
"je ne suis pas très sûr, mais nous allons chercher ensemble".
Autrement dit, la compétence qu’un éducateur met au service de
son élève me semble plus relever de la capacité à apprendre que
dans le contenu des connaissances. Et c’est dans l’absence de
cette capacité que je vois plutôt la "baisse de niveau"
des enseignants d’aujourd’hui.
Car,
j’en suis absolument d’accord avec vous, nous assistons
aujourd’hui à une dégradation des savoirs,
aussi bien chez les enseignants que chez leurs élèves. Il suffit
pour s’en convaincre de consulter un cahier d’école primaire des
années 1950 : les élèves d’alors maîtrisaient la division
dès le CE2 ! Mais l’autre critique, plus sévère
sans doute, que j’apporte à votre analyse de cette dégradation
dépasse le champ de l’enseignement proprement dit. La question
cruciale est la suivante : sommes-nous aujourd’hui face aux
mêmes enfants que ceux que nous étions ? On ne peut, me
semble-t-il, aborder le problème de l’éducation sans la mettre en
relation avec la société dans laquelle elle s’exerce. Les
enfants d’aujourd’hui sont exposés à un déferlement d’images
tout à fait inédit. Vous avez peut-être, comme moi, été
récompensé de bonnes notes à l’école primaire par des "images"
gagnées avec des "bons points". Comment un enfant
d’aujourd’hui peut-il imaginer cela ? Les images sont
partout, flamboyantes, animées, flatteuses et c’est dans un tel
environnement que vivent les enfants du XXIe
siècle. Des cohortes d’ingénieurs travaillent d’arrache-pied
pour mettre au point des jeux vidéo capables de séduire le plus
tendre bambin. Croyez-vous qu’un "professeur des écoles",
aussi cabotin et séducteur qu’il soit, soit en mesure de
concurrencer ces produits ? Ce n’est pas l’éducation qui
est malade mais la société ; c’est elle qui génère cette
"fabrique de crétins", des crétins bien utiles pour
accepter les injonctions les
plus absurdes ou inhumaines et pour révérer les crétins en chef
qui nous gouvernent. Noam Chomsky, que j’admire comme vous, ne me
détromperait sans doute pas sur ce point. Toutes les réformes
possibles de l’éducation ne serviront de rien dans un monde où
l’abrutissement des masses est au programme.
Je
me défendrai de l’accusation si commune maintenant de
"complotisme" en soulignant que les sciences cognitives ont
fait de grands progrès, que leurs outils, les médias, sont d’une
puissance inédite et que – pour cela rien n’a changé –, le
pouvoir corrompt toujours et
refuse toute limite comme l’écrivait Montesquieu :
« C’est
une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté
à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. »
(De
l’esprit des lois, livre
XI, chap. IV, Garmier-Flammarion, 1979, tome 1, p. 293)
Portez-vous
bien.
Didier
GARREAU