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Commentaire de Po-houen Wou-jen ????

sur Patrick Rambaud : "Le maître"


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Le fou de T'chou Po-houen Wou-jen ???? 2 mars 2015 02:07

  J’approuve le fait que la traduction de Liou Kia-hway n’est pas du tout satisfaisante. La méthodologie utilisée pour traduire, comme vous le soulignez, fait du mot à mot : ceci ne fait que trahir un manque de compétence patent de la part du traducteur. Malgré son niveau de langue insuffisant, Mme Liou aura au moins eu le mérite d’essayer,. Si je suis aussi sévère, c’est que sa traduction a été, pendant longtemps, le seul moyen d’accès au livre pour les francophones.

   Il faut bien sûr mentionner J.-F. Billeter, qui a amorcé un travail de traduction vraiment remarquable sur le texte... Une autre façon de concevoir la traduction de ce texte a cependant aussi été envisagée parJean Lévi, qui a publié une traduction complète depuis 2010. Si vous devez lire le Zhuangzi, sautez sur cette édition. Elle n’est bien évidemment pas parfaite. Mais la grande érudition de M. Lévi sur la Chine ancienne, le regard critique qu’il porte sur celle-ci, ainsi que les talents d’écrivain indéniables dont il fait preuve, en fait une traduction in-con-tour-nable. 

 La contribution de Patrick Rambaud, pour faire connaître cette œuvre fascinante à un plus grand nombre, doit évidemment être saluée. Quelques précisions, j’en conviens un peu délicates à mentionner à l’antenne, doivent toutefois être introduites.

  M. Rambaud dit à deux reprises que Zhuangzi, le personnage historique, serait l’auteur des sept premiers chapitres de l’ouvrage. Cette position se fait en réalité l’écho d’un véritable dogme de la sinologie. Le fait est qu’aujourd’hui, nous sommes incapable de dire avec certitude quelles parts duZhuangzi l’auteur historique a véritablement écrit de sa main. L’édition actuelle du texte chinois a été compilé près de cinq siècles après la rédaction de l’ouvrage, aussi on ne sait pas à quoi ressemblait le Zhuangzi à cette époque. Sa rédaction s’étant étalée sur près d’un siècle et demi, plusieurs strates de composition peuvent toutefois être identifiés.

 Ensuite, P. Rambaud dit que la religion en Chine, cela n’existe tout simplement pas. Cette déclaration est tout à fait fausse. Il s’agit d’une idée fausse véhiculée, de façon paradoxale, par les missionnaires jésuites lors de la Renaissance, donnant ainsi de l’eau au moulin de quelques personnalités de l’époque, tels que Voltaire, qui cherche un système de pensée dénué de religion. P.Rambaud essaye de se rattraper ensuite, et dit que la religion n’existait pas encore à l’époque des Royaumes combattants. C’est bien tenté, mais c’est encore se méprendre sur l’histoire de la Chine. Définissons la religion : “ Système de représentation du monde et de croyances fondé sur la foi, et consolidé par l’accomplissement de rites dans le cadre d’un culte rendu à une ou plusieurs puissances célestes ”. Depuis la fondation de la dynastie Zhou au XI siècle avant notre ère, le fonctionnement de toutes les institutions, tous les systèmes de représentation et de croyances, incluant tout le système cultuel est tourné vers une seule entité : le Ciel, ici assimilé à la Nature. Tout le monde croyait en cette entité suprême, et lui rendait par conséquent un nombre important de culte rituel. À la Terre pour le peuple, à la Terre et au Ciel pour la caste dirigeante. La mention de ce sujet invite bien sur à plus de développement... 

 La religion en Chine, ça n’existe pas donc pour l’auteur, et d’ajouter pour bien enfoncer le clou : « ce sont des traditions populaires, des devins, des magiciens… » (hum… il y aurait tellement à dire...)

   Mais poursuivons. M. Rambaud dit : « le taoïsme est devenu une religion, mais cela n’existait pas à l’époque, le taoïsme est né un siècle après ». Il faut savoir que ce monsieur ne dit pas d’énormité, il reprend simplement le discours que beaucoup de sinologues tiennent encore aujourd’hui. La réalité est, comme vous vous en doutez peut-être, un peu plus complexe. Le mot « taoïsme » a bien été inventé un siècle et demi plus tard. Mais il faut toujours se méfier des –isme... Les croyances et pratiques qui sous-tendent le taoïsme seraient nées précisément à cette date, par l’opération du Saint-Esprit. Non, sérieusement, on dit que le taoïsme religieux est né à cette époque parce qu’il a commencé à se former en clergé, regroupant des pratiques religieuses communes. Mais la religion se résume-t-elle à l’Église ? 

  Poursuivons. « Zhuangzi n’est pas tellement taoïste finalement », voilà une proposition qui pourrait plaire à J.-F. Billeter… mais que je n’approuve pas. M. Rambaud poursuit : « les taoïstes c’étaient des alchimistes qui cherchaient l’élixir de longue vie, mais lui pas du tout, il parle de la mort d’une façon extrêmement moderne » C’est un point très important, et paradoxal (encore ce mot) qui est ici évoqué... mais dont la réponse ne pourra se faire valoir que lorsque l’on arrêtera de parler d’alchimie de manière aussi désinvolte.

   Et on continue : « Il est indépendant de toutes les doctrines et de tous les pouvoirs ». Cette phrase n’est pas non plus à prendre à la légère, elle est profondément vraie. Tellement vraie qu’elle a été écrite par mister Sima Qian, qui était aussi un sacré numéro dans le genre vraiment indépendant, entendons ici l’esprit critique bien affuté. Beaucoup d’autres points pourraient être évoqués, et surtout celui du pouvoir… qu’il ne faudrait pas entendre uniquement du point de vue politique... Mais passons.

 Précisons un dernier point, que M. Rambaud mentionne de façon un peu confuse. Si le Zhuangzi est peu connu en France, tout le monde connaît cette œuvre en Chine. Du moins, les chinois connaissent quelques passages emblématiques, souvent énigmatiques, qu’ils ont appris à l’école. Il nous faut ici dénoncer l’interprétation traditionnelle de l’ouvrage qui est véhiculée depuis plusieurs centaines d’années, et qui est encore très largement véhiculée de nos jours — « même » chez les sinologues américains — … On a fait du Zhuangzi, l’œuvre et donc le personnage, un système et un homme qui préconiserait, d’une manière générale, de « se tenir à l’écart du monde (chushi) ». Cette attitude qui serait typique du taoïste vient bien évidemment s’opposer au confucianiste, qui participe lui pleinement à la vie en société (rushi). Cette interprétation, encore largement répandu dans le monde sinologique, et surtout en Chine même, est erronée au plus haut point. Je me contenterai de la remarque suivante.

   Cette vision particulière du Zhuangzi constitue un exemple éloquent de la réinterprétation idéologique qui s’est opérée depuis l’ère impériale : les conditions de la vie politique, intellectuelle et morale depuis cette époque ont basculés de façon irrémédiable. À l’époque du Zhuangzi et de sa critique réfléchie du pouvoir, font écho les débats d’idées qui prennent alors place au cœur des cours princières. Les exégètes, eux, s’inscrivent dans un univers totalement différent. Après plus de quatre siècles de suprématie du système impérial chinois, qui verrouillait toute dissidence politique — système qui n’était pas encore inventé à l’époque de Zhuangzi ­—, celui-ci s’écroule. Commence alors une période marquée par le chaos, l’incertitude générale liée la possibilité ou non de vivre sereinement en société. Ces exégètes ont compris le Zhuangzi à l’aune des problématiques qui leur étaient propre, et non par rapport à celles des auteurs qui ont écrit l’ouvrage originel. Cette interprétation a bien sûr arrangé le pouvoir impérial lorsqu’il est revenu sur le devant de la scène, saisissant ainsi l’opportunité d’anéantir définitivement toute la charge éminemment satirique de l’œuvre à l’égard du pouvoir politique. Enfin, ces exégètes, qui ont construit le discours officiel sur le Zhuangzi, discours qui est encore largement véhiculé aujourd’hui, sont issus de l’aristocratie. Etant donné leur statut social, ils pouvaient bien choisir quel mode de vie ils voulaient adopter… Les vrais taoïstes, c’est-à-dire les gens du bas peuple au savoir paysan qui crevaient de faim cinq siècles plus tôt, à l’époque du Zhuangzi, croyez-vous qu’ils tenaient vraiment à vivre à l’écart du monde ? Ne serait-ce pas la violence et la débauche généralisée d’un monde décadent qui nous aurait fait croire, à nous contemporains, qu’ils voulaient absolument vivre « à l’écart du monde » ? Notre société ne les aurait-t-elle pas relégué au rang social d’intouchables, de persona non grata ? Et donc, au mythe de l’impossibilité de traduire leurs oeuvres ? 


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