Extrait :
"Il est absolument vain, à mon avis, si vous partagez le désir
d’inventer une politique d’émancipation capable de faire pièce au monde
tel qu’il est, de chercher des raisons politiques de voter. Il n’en
existe aucune. Bien sûr, on peut désirer personnellement une humiliation
publique de Sarkozy. Sa politique et sa manière d’être, la quantité
prodigieuse de lois scélérates, de déclarations ouvertement racistes et
de projets antipopulaires à l’origine desquels il se trouve, induisent
chez beaucoup, et chez moi aussi, une sorte de hargne psychologique.
Mais la politique est précisément, quand elle existe, une interruption
de la pulsion psychique individuelle au profit de l’enthousiasme
collectif rationnel. Sarkozy, c’est entendu, a été pire que je ne
l’avais moi-même prévu, ce qui n’est pas peu dire. Faut-il pour autant
se faire l’agent électoral et politique de ceux qui incarnent l’autre
version du pire, celle qui vous fait avaler la même potion avec de
douces paroles consolatrices et vous administre le somnifère des vaines
espérances ?
Non — et je crois que tout le monde, intimement, le sait —, voter ne sert à rien, qu’aux ennemis.
Aussi bien cet essai, qui n’a évidemment pas pour but de classer et
de sélectionner les candidats dans le cadre prescrit de l’hystérie
électorale, n’a pas non plus pour but de prôner l’abstention. S’abstenir
n’est pas assez, s’abstenir est encore une modalité d’obéissance à
l’injonction électorale, la modalité négative.
Ce à quoi il faut parvenir, c’est à une pensée de la politique dont le vote est purement et simplement absent. La subjectivité politique accomplie est celle pour laquelle la question de s’abstenir ne se pose même pas. Car tout ce qui mérite d’être pensé et accompli est hétérogène à cette procédure.
Les places négatives prescrites par un système ne sont pas celles où
la négation vraie de ce système devient active et créatrice. Ni voter
blanc, ni prôner l’abstention, ne rompent vraiment avec l’hégémonie de
la "démocratie" électorale — dont le vrai nom, que je propose depuis
longtemps, devrait être : capitalo-parlementarisme. Nous devons
conquérir une souveraine indifférence au vote.
Pour forger cette excellente et difficile indifférence, condition
subjective de la politique vraie, il faut en particulier déraciner la
sournoise tentation tactique, la plus dangereuse : celle qui déclare que
oui, bien sûr, l’essentiel est ailleurs, la politique se fait dans la
rue et dans les têtes, pas dans les urnes, mais que justement, comme le
vote n’est pas important, comme ce n’est presque rien, on peut
tactiquement voter, ce n’est pas grave.
Il s’agit de dire ici que tel ou tel vote pour tel ou tel
candidat peut bien être sans importance apparente. Mais que pour
l’ennemi véritable, lequel gît aussi en nous-mêmes, voter est capital. Voter est tout ce que l’État nous demande. Le vote n’est-il pas, dans bien des pays, obligatoire
? Indice précieux, qu’il faut méditer. Voter est la cérémonie, à la
fois passive et massive, par laquelle le pouvoir d’État, invariablement
composé de fondés de pouvoir du Capital, autorise, ranime, à partir de
notre humiliante participation à cette cérémonie, sa propre existence
perverse. Nous ne devons pas lui concéder, lui accorder, cette
autorisation, cette réanimation. Nous devons, nous pouvons, oublier absolument que l’État organise un vote. Et nous consacrer, dans la liberté que fonde cet oubli, à l’action-pensée qui a pour nom "politique"."
Alain Badiou, Sarkozy : pire que prévu, les autres : prévoir le pire, Nouvelles Éditions Lignes, 2012.