« ... nous vivons une de ces époques historiques de surendettement
généralisé – et passons sur le fait que ce surendettement de tous les
agents (ménages, institutions financières, États) est le produit même du
néolibéralisme… – : les ménages se surendettent sous l’effet de la
compression salariale ; les banques se surendettent pour tirer, par
« effet de levier », le meilleur parti des opportunités de profit de la
déréglementation financière ; les États se surendettent par abandon de
recettes fiscales sous le dogme de la réduction des impôts (pour les
plus riches).
« De cet énorme stock de dette, il va bien
falloir se débarrasser. Or la chose ne peut se faire que selon deux
options : soit en préservant les droits des créanciers – l’austérité
jusqu’à l’acquittement du dernier sou –, soit en allégeant le fardeau
des débiteurs – par l’inflation ou le défaut. Nous vivons à l’évidence
en une époque qui a choisi de tout accorder aux créanciers. Que pour
leur donner satisfaction il faille mettre des populations entières à
genoux, la chose leur est indifférente.
« C’est à cette époque
qu’il faut mettre un terme. Changer d’époque suppose en premier lieu
d’affirmer le droit des « débiteurs » à vivre dignement contre celui des
créanciers à l’exaction sans limite. Seuls les fétichistes du droit des
créanciers pourront s’insurger qu’on y attente, en tout cas qu’on lui
en oppose un autre, pas moins légitime, et même beaucoup plus si l’on se
souvient des origines de la dette. Où le parti pris acharné des
créanciers nous conduit, nous ne le savons maintenant que trop.
« L’alternative
est donc simplissime : ou bien nous poursuivons dans cette voie, par
ailleurs exposée à la perspective d’un échec macroéconomique très
probable, ou bien nous choisissons le parti inverse, celui des corps
sociaux. …
« Il faut avoir soit l’idéologie monétariste, soit
l’insuffisance conceptuelle, chevillées au corps pour soutenir qu’une
banque centrale puisse faire faillite, et même doive être recapitalisée,
thèse parfaitement inepte qui témoigne d’une incompréhension profonde
de ce qu’est vraiment cette institution, absolument dérogatoire du droit
économique commun.
« Créatrice souveraine et ex nihilo de la
base monétaire – la forme supérieure de la monnaie – adossée à son
pouvoir entièrement symbolique de faire accepter son signe, la banque
centrale peut faire des pertes comptables mais sans aucune incidence au
regard de sa propre économie institutionnelle puisqu’elle peut tout
simplement monétiser ses pertes et s’auto-recapitaliser par création
monétaire.
« Bien sûr il en résulte une augmentation de la
masse monétaire puisque les dettes correspondantes, annulées, ne
passeront pas par le moment de destruction monétaire de leur
remboursement. Et alors ? Contrairement à ce que croient les illuminés
du monétarisme, la création monétaire, même très importante, n’est
nullement vouée à dégénérer par essence en inflation …
« C’est
le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la
meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre bancaire-là, à
l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de
plus il faut rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de
surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement
structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur
ruine. A chacun de choisir son camp et de dire clairement pour laquelle
des deux options il penche.
« A tous ceux qui n’auront pas pris
le parti des rentiers mais que la perspective de la convulsion continue
d’inquiéter, il faut redire qu’on n’a jamais vu un ordre de domination,
a fortiori quand il est aussi puissant que le néolibéralisme, « rendre
les clés » de son mouvement spontané. C’est dans le monde des rêves
social-démocrates qu’on se plait à imaginer des gentils puissants, qui
d’eux-mêmes trouveraient les voies de la décence et de
l’auto-limitation.
« Sauf hypothèse de sainteté, on ne voit pas
bien par quel improbable mouvement de l’âme les dominants pourraient
consentir de leur propre gré à la transformation d’un monde qui leur
fait la vie si belle et auquel tous leurs intérêts, patrimoniaux aussi
bien qu’existentiels, ont intimement partie liée. Au prix sans doute
d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler
qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. »(Lordon : « En sortir » LMD, 26/9/12)