Autrement dit, au commencement, l’opposition est entre l’apparence et l’essence : entre deux aspects de la réalité elle-même - sensible/intelligence - et entre deux dimensions de l’être humain - sentant/pensant - ; cette opposition, qui est hiérarchique chez Platon, se transforme par la suite en une opposition radicale entre l’homme et le monde, entre le sujet et l’objet.A ce stade, la théorie d’une vérité-correspondance vient maintenir l’opposition stricte de deux instances et écarter toute possibilité d’une intimité avec l’objet du savoir.Le modèle est ici celui de la science moderne, de la raison productrice, qi cherche à construire une correspondance avec un "réel" dont le seul statut es le statut de l’objet.Les différentes pensées traditionnelles se meuvent à l’intérieur de cette opposition, prenant soit le parti matérialiste soit le parti spiritualiste.Quant à la dialectique hégélienne, elle apparaît comme le désir de mettre fin à ce dualisme, et de montrer "une identité ontologique de la matière et de l’idée." Habituellement on oppose le matérialisme de Marx à l’idéalisme de Hegel ; cette lecture selon Arendt est fausse, car la pensée hégélienne permet déjà d dépasser cette opposition : "Marx ne fut pas plus un "matérialiste didactique" que Hegel ne fut un "idéaliste dialectique" : le concept même du "mouvement" dialectique, tel que Hegel le conçut comme une loi universelle, et tel que Marx le reçut prive de signification les termes d’"idéalisme" et de "matérialisme" en tant que systèmes philosophiques". Marx ne se contente donc pas de présenter un système, une vision du monde particulière qui se positionnerait à l’intérieur des oppositions conceptuelles offertes par la transition ; Hegel ayant en quelque sorte "résolu" la tradition, et Marx s’opposant à Hegel, sa pensée doit défier la tradition en son fondement même, à savoir, non pas l’opposition, devenue centrale avec Descartes, entre matière et esprit, mais la hiérarchie même des activités humaines, qui donne son sens au renversement platonicien originel.La fin de la tradition va au cœur du problème : c’est la conception même de l’homme, et non plus telle vision du monde, qui est en jeu.Ainsi son "retournement, comme celui de Kierkegaard et de Nietzsche va au cour du sujet ; ils mettent tous en question la hiérarchie traditionnelle des facultés humaines, ou pour formuler cela autrement, ils se demandent encore quelle est la qualité spécifiquement humaine ; ils n’ont pas l’intention de construire des systèmes ou des Weltanschauungen à partir de telle ou telle prémisse."Le commencement et la fin manifestent le caractère nécessairement anthropocentriste et humaniste de la pensée ; ils nous permettent de voir clairement les problèmes fondamentaux : non pas "comment penser le monde ?" ou "quelle vision peut-on en donner ?", mais "qu’est-ce que l’homme ?" Il ne s’agit pas d’évalue la justesse des réponses données au cours de l’histoire de la pensée - l’homme comme animal rationnel, comme animal travaillant, etc. -, mai de considérer l’être humain dans la pluralité de ses capacités : autrement dit, à la question "qu’est-ce que l’homme ?", qui vise à donner une définition de la nature humaine, doit se substituer une question "qui est l’homme", celle du sens de l’existence humaine.
L’histoire de la tradition est celle d’un obscurcissement.