Entretien sur la politique et l’enfance par Alice Miller :
http://www.alice-miller.com/interviews_fr.php?page=11
Partie plus spécifique à la démocratie :
http://www.alice-miller.com/interviews_fr.php?page=5d
"Les décideurs politiques et économiques ne sont généralement pas
capables de comprendre émotionnellement ce que leurs décisions et leurs
actes peuvent signifier pour les autres. Cela semble d’ailleurs leur
être indifférent. Ce qui leur importe est de s’imposer, pour un bénéfice
provisoire, mais parfois même uniquement pour le geste. Dans la vie
politique, on a souvent l’impression que tout ce qui compte est de
décider ceci ou cela et de le réaliser immédiatement, même en sachant
que les conséquences seront nécessairement dévastatrices. A mes yeux,
c’est de la pure folie. L’absence de ce qu’on appelle “intelligence
émotionnelle” joue un grand rôle en politique. Cela peut paraître une
déclaration naïve, mais je ne parviens pas à m’expliquer autrement les
raisons de décisions politiques qui finiront même, tôt ou tard, par
priver le décideur de sa position.
Beaucoup de gens n’ont pas accès à leurs propres sentiments, à leurs
émotions, et c’est valable aussi pour les politiciens. Leurs sentiments
ont été très tôt étouffés par les coups ou par d’autres moyens. Les gens
obsédés par le pouvoir ne veulent savoir que ce que les autres ont
envie d’entendre, afin de le leur offrir en paroles, d’être le père
soi-disant fort qui promet de protéger “le peuple”.
C’est ainsi que fonctionnait Hitler, même si les effets ont
évidemment été beaucoup plus sanglants. Il proposait une représentation
efficace de l’ennemi, savait exactement comment le combattre et
promettait le paradis sur terre grâce à la violence, la brutalité, la
Gestapo, les SS, les camps. La plupart de ceux qui l’écoutaient
connaissaient depuis toujours la méthode de la carotte et du bâton et y
croyaient, Hitler a donc été applaudi.
Cette promesse d’un paradis se retrouve encore dans les démocraties,
sauf qu’il ne s’agit plus aujourd’hui d’éliminer une certaine catégorie
de la population. A la place, on prêche la prospérité matérielle.
Malheureusement, pour qu’une partie de la population puisse vivre dans
l’opulence, il faut qu’une autre soit sérieusement plumée, et pour elle,
adieu le paradis.
Ce qu’on nomme aujourd’hui démocratie consiste souvent à chercher à
gagner la confiance des électeurs par la manipulation, par de fausses
allégations, par des manœuvres de camouflage. Mais le vrai objectif des
candidats au pouvoir peut encore être de refouler la conscience de
l’intolérable impuissance de leur enfance en usant de la force sur
d’autres. Les guerres sont le meilleur moyen pour cela : elles
détournent des vrais problèmes, et elles renforcent la dépendance des
citoyens plongés sans nécessité dans la détresse par la guerre. Cela
peut parfaitement faire l’affaire d’un dirigeant narcissique. Même le
nombre des morts reste pour lui un simple chiffre qu’il ne peut pas
ressentir. Il ne peut que jouer l’émotion, et seulement celle qu’il
désire montrer. L’essentiel pour lui est de rester au pouvoir. Or, un
enfant ne peut jamais percevoir consciemment (même s’il peut le
pressentir) que ses parents sont indifférents à son bien-être, que leurs
affirmations d’amour reposent sur les mensonges de la “pédagogie
noire”. Si l’enfant prenait pleinement conscience de cette vérité, cela
le tuerait. Mais, plus tard, lorsque cette confiance enfantine influence
sa vie d’adulte et lui dicte des décisions politiques, cela peut mener
aux catastrophes graves auxquelles nous assistons régulièrement. La
démocratie ne peut signifier un progrès que si les citoyens savent se
servir de leur liberté. Ce n’est possible qu’à partir du moment où ils
trouvent le courage de regarder en face la réalité de leur enfance,
devenant ainsi capables de percer à jour les manipulations des
démagogues et des charlatans de la scène politique, donc de leur refuser
leurs voix. Ils n’ont plus besoin alors de s’aveugler et de se protéger
par des illusions naïves (“Papa sait faire, papa va y arriver”) pour
affronter la réalité du présent. Et ils sont capables d’affronter cette
réalité, puisqu’ils peuvent désormais se fier à leurs perceptions et à
leur sentiment personnel"