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Commentaire de Éric Guéguen

sur Thomas Ferrier : “Il y a un tabou en France sur la christianisation”


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Éric Guéguen Éric Guéguen 1er octobre 2012 13:34

Bonjour à vous, Thomas Ferrier. Je vous réponds ici car je n’ai plus l’heur d’intervenir sur E&D, ce site qui fait tant pour la diffusion de la pensée « Wiki », et je sais néanmoins pertinemment que vous passerez par ici, soucieux que vous êtes de sonder l’ampleur de la « réaction » chrétienne. Par contre, peut-être ne serez-vous pas en mesure de répondre ici même, tant pis.

Je ne remettrai, pour ma part, que peu en cause vos connaissances historiques ; elles sont vastes, intéressantes, et recoupent ce que je peux connaître de mon côté. L’histoire est indéniablement une passion qui vous anime. Mais l’histoire n’est qu’un savoir sec et sans âme, encyclopédique, s’il ne s’arc-boute pas sur la capacité philosophique d’articuler les différentes parties de ce savoir les unes aux autres. Et c’est, je pense, ce qui vous fait défaut (à dessein dans votre haine viscérale du christianisme ?).

Vous mentionnez le film Agora, très beau film au demeurant, l’un de mes préférés, peut-être l’un des plus fidèles à la réalité de faits portant sur l’Antiquité (quelques anachronismes néanmoins, notamment dans les travaux d’Hypatie). Je dois tout de suite préciser que je suis catholique, ce qui, vous en conviendrez, fait de moi sur ce point un chrétien non dogmatique (comme quoi…). Vous semblez parler d’un véritable tabou à dévoiler les pages sombres du proto-christianisme, l’existence de ce film vous prouve le contraire. Certes, quelques illuminés vont s’en plaindre, grand bien leur fasse, certes aussi ce genre d’œuvres ne sont pas légion, mais il m’est avis que c’est davantage parce que l’air du temps n’est pas à l’Antiquité – hors de l’hémoglobine et des parties de fesses d’une série grotesque comme Spartacus – que du fait d’une quelconque censure du Vatican. D’autre part, si le réalisateur a choisi ce sujet, c’est bien évidemment par résonnance avec l’actualité : au travers des chrétiens, ce sont les musulmans qui sont visés. Mais on risque moins à critiquer l’Alexandrie chrétienne du Ve siècle que l’Alexandrie musulmane actuelle. Par ailleurs, l’Espagne (à l’origine du projet de ce film), pays de loin à s’être le plus enfermé historiquement dans le catholicisme le plus stupide qui soit, prend aujourd’hui le chemin inverse, tout aussi stupide, dans la détestation de ces racines chrétiennes, juives et musulmanes. C’est de ce point de vue, il me semble, qu’il faut comprendre le fait que l’Espagne soit aujourd’hui l’un des rares pays du monde à accorder à la scientologie le statut de religion. Non pas par amour effréné et subit pour cette secte, bien entendu, mais plutôt pour rabaisser les trois monothéismes au même statut de « secte » (voilà qui doit vous ravir).

Ce que l’on voit dans Agora, c’est une foule rendue débile (pléonasme) investir les lieux de cultes à eux étrangers et la bibliothèque du savoir pour tout saccager. C’est le propre des causes à vocation universelle que de mobiliser les masses incultes pour obtenir ce que l’on souhaite obtenir d’elles. Le nombre est un formidable levier dans l’histoire, un levier militaire, un levier politique, un levier religieux, mais aussi un levier syndical, un levier libéral ou autres, j’entends par là qu’aucune tranche de l’histoire ne peut s’enorgueillir d’avoir réellement fait primé la raison sur le nombre, aucune, pas même la nôtre qui – toutes proportions gardées – ne peut avoir recours qu’à des majorités, qu’au brouhaha des manifs de rue pour faire passer une idée, fût-elle la plus contraire au bon sens (dans le film, les passions des uns et des autres face à l’impassibilité, du moins à l’impavidité d’Hypatie). Le christianisme a, en effet, été le premier véritable moteur d’une histoire à l’envers, d’une histoire qui promettait aux derniers d’être les premiers et aux premiers d’être les derniers. Ce qui fut ET un bienfait, ET un drame. Un bienfait car tôt ou tard, les masses allaient investir le devant de la scène (et en ce qui me concerne, je sais que je suis un rejeton de ces « masses »). Un drame car, de manière concomitante, tout ce qui était porteur de sens, de jugement de valeur, de hiérarchie devait s’en trouvé à jamais ( ?) ébranlé. Voilà ce que je lis dans les images d’Agora, voilà le paradoxe que vous ne prenez jamais en compte. Et pourquoi ne pas parler d’hécatombes, de sacrifices, d’esclavage, toutes choses contraires au dogme chrétien et en vigueur dans l’Antiquité ? J’apprécie plus que tout l’Antiquité mais je sais aussi ce que je ne regrette pas de ces temps à la fois féconds et violents. Je n’ai jamais, par exemple, entendu parler d’un équivalent de la « Paix de Dieu » (tournant de l’an Mille) dans l’Antiquité, et vous ? Voilà pour Agora.

Ensuite, lorsque vous dites, rebondissant sur un article ahurissant du sieur Robin sur le Moyen Âge, que la parenthèse chrétienne a été une négation de la philosophie païenne, c’est grotesque, gro-tesque. Non seulement les textes de Platon et d’Aristote (majoritairement) ont été discutés, et souvent même pris en exemple (racines néoplatoniciennes du proto-christianisme, aristotélisme indéniable de Saint-Thomas, etc.), mais c’est précisément l’âge moderne, c’est-à-dire la sortie du christianisme qui met un terme à l’aura des deux Grecs. Alors que l’accès véridique aux philosophes païens était, à tort, réservé jadis à une élite, il est aujourd’hui possible pour tout le monde et on lui fait dire n’importe quoi (Platon communiste, Aristote esclavagiste) parce que la modernité, mû par son préjugé progressiste, considère, elle, Platon et Aristote, périmés en quelque sorte, comme relevant des rayons « histoire », non plus « philosophie ». La modernité rend accessible ces deux grands penseurs, mais vidés de leur substance, ce que n’a pas fait la période médiévale.
En fait, vous négligez considérablement le rôle d’une religion devant faire face à l’afflux du nombre, ce qui n’est pas à la portée d’un animisme décrétant qu’un Dieu réside dans tout ce que l’homme ne peut appréhender par la pensée. Napoléon, que vous citez, ne s’y trompait pas : mahométan en débarquant en Égypte, défenseur des Juifs devant Vilnius, la « Jérusalem du Nord », chantre de la chrétienté en établissant le Concordat. Pourquoi ? Parce qu’il savait que les masses ont besoin de gouvernail, de direction commune, de l’empire de la morale. Le paganisme lui-même y souscrit, lui qui a fait condamner Protagoras et Socrate au nom de l’ordre public, comme aujourd’hui on empêche tel ou tel de « déraper » au nom des Droits de l’Homme…

Vous êtes, je pense, et pour finir, de mauvaise foi dans votre dermite antichrétienne. J’en veux pour preuve le fait que vous reprochez constamment aux chrétiens d’avoir tout fait pour voir disparaître les anciens cultes, puis que vous déclarez que Louis XIV n’était probablement pas un vrai chrétien au motif qu’il a truffé Versailles de statues antiques. Bien sûr : puisque Thomas Ferrier a décrété qu’un chrétien était nécessairement hostile à tout autre culte, le geste de Louis XIV ne peut que l’exclure de la chrétienté. Mais jamais il ne vous vient à l’esprit, semble-t-il, que Louis XIV, roi catholique s’il en fût, ait pu, de manière concomitante, être soucieux de donner à son règne des accents classiques, pour le rendre impérissable ? (Ce qu’il est, du reste, malgré la vulgate de l’Éducation nationale).

J’aurais aimé aussi parler de l’islam, et de la plus grande erreur des deux monothéismes à mes yeux, celle d’avoir délaissé la référence à la nature qui était primordiale dans l’Antiquité. Mais en voilà assez. Entendre dire comme vous le faites que le christianisme et l’islam sont, en quelque sorte, des erreurs de l’histoire, des choses qui n’auraient jamais advenir, c’est un peu fort. Tenez, assimilons pour conclure, si vous le voulez bien, le christianisme à de l’eau, l’Empire romain à une roche poreuse. En définitive, vous me donnez l’impression de constater que l’eau s’infiltre dans la roche et de le déplorer. Soit. Mais d’une part c’est maudire benoîtement les lois de l’attraction terrestre, d’autre part, c’est reprocher à l’eau d’être liquide SANS reprocher à la roche d’être poreuse. Si mon image est correcte, vous êtes ou inconséquent, ou malhonnête dans votre approche.

Éric Guéguen, alias Virgile.


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