Non linéarité, imprévisibilité des conflits et infrastructure crisique : le cas Irakien
« Dans le jeu des trônes, même les pièces les plus humbles peuvent avoir des volontés de leur propre cru. Elles refusent quelquefois d’accomplir les mouvements que l’on a programmés pour elles ». Petyr Baelish, « Les sables de Dorne ».
« En guerre tout est incertain et tous les calculs se font avec des grandeurs variables ». Carl Von Clausewitz, « De la Guerre ».
Tout ce qui se passe actuellement au moyen orient fait partie d’un plan ourdi de longue date, la détermination principale et essentielle de ces conflits est le redécoupage des frontières du moyen orient et /ou la constitution du grand Israël.
L’EIIL / l’ISIS/DAASH ne serait qu’un avatar de ce plan, une armée de zombies dénués d’intelligence, des marionnettes ne possédant aucun libre arbitre, dont les ficelles sont tirées par des manipulateurs tout puissant tapit dans l’ombre, à la fois étrangers à l’humanité ordinaire, et cependant immergés parmi elle, ne subissant jamais la rétroaction de leurs conspirations, des surhumains qui ont la capacité de maintenir leur structure de domination stable dans un environnement ou tout est mouvant.
Voilà une hypothèse (souvent érigée en réalité absolue) qui circule beaucoup dans ce que l’on appelle désormais « les médias alternatifs » ou « médias dissident ».
D’autres hypothèses s’opposent à cette vision et font de l’EIIL une organisation qui s’est faite d’elle-même, qui apparaît comme très sophistiquée, qui met en place de très nombreux soutiens, qui a des structures économiques, civiles, judiciaires, sanitaires et qui a un agenda qui lui est propre.
Rarement dans une crise majeure, touchant à l’équilibre fondamental d’une région aussi stratégiquement importante que le Moyen-Orient, l’incertitude n’a été aussi grande concernant la nature du principal acteur de la crise. Situation qui entraîne logiquement les interprétations les plus extrêmes, ce que relève Jean Bricmont dans cette interview :
Cet article n’a en aucune façon pour objet d’infirmer ou d’affirmer la véracité d’une de ces hypothèses par rapport à une autre (ce qui pourrait être fait dans des articles à venir), il s’agit de relever le contraste considérable entre les perceptions. En effet, la perception nourrit tout et est elle-même un facteur de désordre dans son interprétation (cfr les interprétations eschatologiques, non seulement des analystes mais surtout des acteurs directs du conflit, ce qui complique toute tentative de rationalisation).
Par ailleurs ces hypothèses peuvent avoir une part de vérité (et ne sont certainement pas toute la vérité), des régions de chaos non déterministe et d’ordre prédictible peuvent coexister au sein du même système, ce qui ne manquera pas de déconcerter les individus aux perceptions binaires.
Le réel dans notre contexte, peut il être le produit d’une action structurée, qui a été déployée comme prévu, et a atteint ses objectifs comme prévu ?
C’est à cette question que cet article tentera de répondre.
De la friction, du brouillard et de l’incertitude
Bien que notre entendement se sente toujours poussé vers la clarté et la certitude, notre esprit est souvent attiré par l’incertitude.
Clausewitz, De la Guerre, Livre Premier, Chapitre 1
Certains systèmes dynamiques déterministes évoluant au cours du temps caractérisés par un certains nombres de paramètres peuvent en pratique être imprévisibles à des échelles de temps relativement courte car de petites perturbations dans les conditions initiales peuvent mener à de plus grandes perturbations après un certain temps en ce sens qu’elles ont tendance à croitre exponentiellement. Ce phénomène est connu sous le nom de « théorie du chaos ».
La guerre ressemble à ce modèle : chaque guerre est essentiellement un phénomène non linéaire, dont la conduite change d’une manière qui ne peut être prévue analytiquement.
C’est la justesse de cette perception qui fait que la pensée de Clausewitz est à la fois d’actualité et peu accessible. En effet, l’idée de la nature analytiquement imprévisible de la guerre est extrêmement dérangeante pour quiconque souhaiterait une théorie prédictive.
Il existe un principe directeur qui nous a certes été de bon conseil mais qui correspond à une idéalisation, et qui est donc susceptible de nous égarer lorsque la réalité désordonnée du monde qui nous entoure ne concorde pas avec lui. Une des sources principales de notre égarement est l’association de la norme, non seulement avec le simple, mais aussi avec le respect de la règle ou de la loi, et par voie de conséquence avec un comportement prévisible.
Cela a pour effet de limiter notre capacité de voir le monde autour de nous. On a pris l’habitude de voir les phénomènes non linéaires comme étant inadaptés ou réfractaires à notre catalogue de normes, alors même qu’ils sont en réalité plus répandus que les phénomènes qui respectent les lois de la linéarité. Cela altère parfois gravement notre perception de ce qui est central et de ce qui est marginal, ce que reconnaît le réaliste que fut Clausewitz, dans « De la Guerre ».
Les admirateurs de « De la Guerre » ont bien senti que le livre s’attaque à la complexité de la guerre d’une manière infiniment plus réaliste que n’importe quel autre ouvrage.
« Aucune activité humaine ne dépend si complètement et si universellement du hasard [que la guerre] » (De la Guerre). Le hasard est aussi lié au brouillard d’incertitude qui caractérise la guerre, obscurcissant ou dénaturant le plus grand nombre des facteurs sur lesquels s’appuie l’action.
Des causes petites au point d’être imperceptibles sont susceptibles de s’amplifier de manière disproportionnée. L’obtention d’un résultat décisif dépend souvent de facteurs particuliers qui sont autant de « causes particulières qu’aucun de ceux qui n’étaient pas sur le terrain ne connaît » (De la guerre).
Cela s’applique t-il à la stratégie politique au sens large ?
Pour Clausewitz, la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens car le dessein politique est le but, la guerre est le moyen, et un moyen sans but ne se conçoit pas. En aucun cas, la guerre n’est un but par elle-même, on ne se bat jamais, paradoxalement, que pour engendrer la paix, une certaine forme de paix. La bataille sert à faire émerger de nouvelles conditions ou aura lieu le succès stratégique.
La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter sa volonté, elle est la manifestation du rapport de force politique dans sa forme violente.
Ainsi l’objectif politique, comme mobile initial de la guerre, fournira la mesure du but à atteindre par l’action militaire, autant que des efforts nécessaires. Il ne saurait être en lui-même une mesure en et pour soi, mais comme nous avons affaire à des réalités et non à de purs concepts, il sera mesure relative aux acteurs. Un seul et même objectif politique peut produire dans des nations différentes, et dans une même nation, des réactions différentes à des époques différentes.
L’inter -connectivité et le contexte, l’interaction, le hasard, la complexité, les frontières floues, les effets de rétroaction, etc., mènent tous à l’imprédictibilité analytique, y compris pour les planificateurs politiques.
De l’infrastructure crisique : des acteurs prisonniers de la crise
Nous assistons à une transformation décisive de la situation du monde avec désormais comme principal caractère et comme principal moteur de cette situation le composant-“crise”.
L’idée de “crise” suppose la violence paroxystique soudaine d’une part, la brièveté d’autre part, la résolution d’une façon ou l’autre enfin. Considérer la crise comme ce qui revient à être le composant permanent d’une situation implique en apparence une contradiction plus ou moins grande avec ces deux caractères et cette issue.
C’est pourtant le cas, et c’est évidemment ce qui fait la spécificité tout à fait exceptionnelle de l’effondrement des sociétés complexes (voir également les articles survivre à l’ effondrement économique1 et 2 ).
La crise devient une véritable structuration opérationnelle, une infrastructure exactement comme l’on parle d’une infrastructure routière ou ferroviaire, c’est-à-dire un cadre contraint, impératif, auquel on doit se prêter, dont on ne peut dépasser les limites, qui impose lui-même les conditions de déplacement, etc., bref qui règne…
Le concept d’ « infrastructure crisique » implique que la crise n’est plus un “accident”, une “conjoncture”, un épiphénomène, quelque chose d’inhabituel dans la situation générale, mais qu’elle est devenue le contraire de tout cela en se constituant en infrastructure.
Elle est devenue la “normalité” de la situation générale, tant dans le domaine extérieur des relations internationales que dans le domaine des situations intérieures des acteurs devenus figurants par leur incapacité à réagir. Nous sommes les spectateurs impuissants, et intéressés, voire approbateurs pour certains, de notre propre transformation crisique et nous-mêmes en venons à employer l’image de “dictature de la crise”
La crise est donc désormais une infrastructure crisique, et comme toute infrastructure elle est à la fois “socle de stabilité” et “seule référence… envisageable”.
C’est une évolution “dynamique” qui aboutit paradoxalement à son contraire (stagnation des crises, paralysie des acteurs), mais qui se caractérise par des changements fondamentaux de sens : Le renversement s’effectue en ceci que ce sont les crises elles-mêmes qui deviennent les inspiratrices et les moteurs des politiques. En principe, les politiques existent avant les crises, engendrent les crises, pouvaient être contrariées, bloquées, etc., par les crises, mais restaient les forces dominantes, ou dans tous les cas déterminantes de la situation.
Les acteurs sont prisonniers de cette crise. Il faut donc regarder l’ évolution des événements non pas des acteurs vers la crise ( les acteurs tentant de dénouer la crise , de la détourner à leur avantage , de l’ aggraver , etc.) , mais de la crise vers les acteurs , la crise imposant des réactions aux acteurs sans leur laisser la possibilité , soit de conclure , soit de s’ en extirper , soit de changer radicalement de position.
Le monde a déjà connu des phénomènes similaires par le passé (cfr effondrement des sociétés complexes), la particularité de notre temps est l’interconnexion mondialisé qui rend le phénomène planétaire car le système en effondrement est planétaire, d’ où les désordres géopolitiques qui ne feront que s’aggraver.
Le temps crisique est non seulement un temps qui se caractérise structurellement par le composant exclusif de la crise, c’est aussi un temps dont la dynamique même implique l’accélération, l’Histoire elle-même accélère et devient plus dense.
Cette situation rend indescriptible toute prospective, l’hypothèse selon laquelle la situation serait sous le contrôle de quelques acteurs ne tient donc pas.
Tags : Irak International Guerre
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