’La Grande Transformation’ de Karl Polanyi
Voici un article et une émission sur France Culture consacrés à Karl Polanyi, (1886-1964) et à son oeuvre majeure La grande transformation. Economiste et aussi, pourrait-on dire, anthropologue, Polanyi, dans son ouvrage, développe la thèse selon laquelle le XIXè siècle vit la naissance "du marché auto-régulateur" et fut à l'origine d'une véritable révolution au sein du monde 'moderne', entraînant ce qu'il appelle lui-même "La grande Transformation" avec l'avènement du fascisme puis du 'socialisme de type soviétique'. Voici ce que dit Louis Dumont en préface du livre :
"La Grande Transformation, c'est ce qui est arrivé au monde moderne à travers la grande crise économique et politique des années 1930-45, c'est à dire, Polanyi s'emploie à le montrer, la mort du libéralisme économique. Or ce libéralisme, dont Hitler a été le fossoyeur adroit, était une innovation sans précédent apparue un siècle plus tôt. C'était une innovation très puissante mais si contraire à tout ce que l'humanité avait connu jusque là qu'elle n'avait pu être supportée que moyennant toutes sortes d'accomodements. L'innovation consistait essentiellement en un mode de pensée. Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes économiques, comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social doit être soumis. On avait en ce sens dé-socialisé l'économie, et ce que la grande crise des années 30 imposa au monde, c'est une re-socialisation de l'économie... La Grande Transformation apparaît en somme comme la critique la plus radicale qui soit du capitalisme libéral. Encore faut-il préciser : ce n'est pas une critique de l'industrie, mais de l'idéologie et la critique est radicale parce qu'objective, anthropologique...On peut concevoir l'embarras de maint lecteur : s'il s'agit du capitalisme, comment choisir entre différentes vues qu'on lui en a proposées : entre le capitalisme de l'exploitation, le capitalisme de la rationalité ou le capitalisme de marché ? Observons seulement que, cette dernière vue étant la seule véritablement anthropologique, ou comparative, ce qu'il peut y avoir de vrai dans les deux autres demande à être situé à l'intérieur de la perspective de Polanyi. Il est vrai que la perspective de Polanyi n'est pas complète mais porte seulement sur un aspect - si fondamental qu'il soit - de l'idéologie, à savoir la constitution des composantes économiques de la vie sociale en un sous-système qui subordonne tout le reste."
1 - Enoncé de la thèse "Polanyiennne"
Voici en substance ce qu’énonce Polanyi, dès les premières lignes, afin d’introduire sa thèse :
"La civilisation du XIXè siècle s’est effondrée. Ce livre traite des origines politiques et économiques de cet événement, ainsi que de la grande transformation qu’il a provoquée. La civilisation du XIXè siècle reposait sur quatre institutions. La première étant le système de l’équilibre des puissances qui, un siècle durant, empêcha que survienne entre les Grandes Puissances toute guerre longue et destructrice ; la deuxième, l’étalon-or international, symbole d’une organisation unique de l’économie mondiale ; la troisième, le marché auto-régulateur, qui produisit un bien-être matériel jusque là insoupçonné ; la quatrième, l’Etat libéral...A elles quatre, elles donnèrent à l’histoire de notre civilisation ses principales caractéristiques... Mais la source et la matrice du système, c’est le marché auto-régulateur. Ce fut cette innovation qui donna naissance à une civilisation particulière...Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement la société prit des mesures pour se protéger mais toutes ces mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’auto-régulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui."
2 - La "Paix de Cent Ans"
Dans son analyse rétrospective du XIXè siècle, Polanyi constate que jamais l’occident ne fut confronté à pareil évènement : une paix quasi-générale de cent ans !
"Au XIXè siècle s’est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale : les cent années de paix de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée - événement plus ou moins colonial -, l’Angleterre, la France, la Prusse, l’Autriche, l’Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total. Si l’on prend en compte les chiffres comparables pour les deux siècles précédents, on obtient pour chaque pays une moyenne de soixante à soixante-dix ans de guerres importantes. Mais même la plus féroce des conflagrations du XIXè siècle, la guerre de 1870-1871 entre la France et la Prusse, s’acheva en moins d’un an, la nation vécue se révélant capable de verser une somme inouïe à titre d’indemnité, et cela sans que les monnaies concernées en souffrent le moins du monde... Cet exploit quasi miraculeux venait du jeu de l’équilibre des puissances, qui eut ici un résultat qui lui est normalement étranger. Par nature, cet équilibre a un résultat complètement différent, à savoir la survie de chacune des puissances en cause. En fait, il postule simplement que trois unités ou plus, capables d’exercer une puissance, se comporteront toujours de façon à combiner la puissance des unités plus faibles contre tout accroissement de puissance chez la plus forte...Mais il n’atteignait cette fin que par une guerre continuelle entre des partenaires changeants...Nous avançons que le facteur entièrement nouveau fut l’apparition d’un parti de la paix très actif. Les porteurs du "nouvel intérêt de paix" étaient, comme à l’ordinaire, ceux qui en bénéficiaient en premier, à savoir ce cartel de dynastes et de féodaux dont la situation patrimoniale était menacée par la vague révolutionnaire de patriotisme qui balayait le Continent. Pendant un tiers de siècle environ, la Sainte-Alliance fournit ainsi la force coercitive et l’impulsion idéologique que nécessitait une politique de paix active... Au cours du quart de siècles qui suivit la guerre franco-prussienne, on assista à une renaissance de l’intérêt de paix, représenté par cette nouvelle entité, le Concert Européen...Mais le Concert Européen, qui succéda à la Sainte-Alliance était dépourvu de ces tentacules féodaux et cléricaux ; c’était au mieux une fédération lâche dont la cohérence ne pouvait se comparer au chef-d’oeuvre de Metternich. Et cepandant, ce que la Sainte-Alliance, avec sont unité parfaite de pensée et de propos n’avait pu obtenir en Europe que par de nombreuses interventions armées, la vague entité appelée "Concert Européen" l’accomplit à l’échelle mondiale...Pour expliquer ce fait stupéfiant, il faut supposer qu’était à l’oeuvre, caché dans le nouveau dispositif, un puissant ressort social, capable de tenir le rôle qui avait été dans l’ancien dispositif celui des dynasites et des épiscopats et de rendre effectif l’intérêt de paix. Ce facteur anonyme était la haute finance".
A noter ici un élément de taille : là où la plupart des critiques antilibérales associent le capitalisme à la guerre, Polanyi prend ici ces critiques à contre-pied en constatant, à partir d’éléments historiques factuels durant la période 1815-1914, que la naissance du marché auto-régulateur s’inscrit dans un contexte de paix mondiale.
3 - Le système de Speenhamland (1795-1834)
Polanyi, qui consacre la majeure partie de son oeuvre à étudier la mise en place du marché auto-régulateur à partir de l’évolution de la société en Angleterre, accorde une importance toute particulière au système qui se mit en place à la fin du XVIIIè siècle et que l’on appelle la "loi de Speenhamland" ou la "loi pour les pauvres". Cette loi servit, en quelque sorte, de ’déclencheur’ (parmi d’autres, bien évidemment) à la pensée libérale du XIXè siècle.
"La société du XVIIIè siècle résista inconsciemment à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice du marché. Aucune économie de marché n’était concevable qui ne comportât pas un marché du travail ; mais la création d’un tel marché, en particulier dans la civilisation rurale de l’Angleterre, n’exigeait rien de moins que la destruction massive de l’édifice traditionnel de la société. Durant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d’empêcher la création d’un marché du travail en Angleterre...En Angleterre, et la terre et la monnaie furent mobilisées avant le travail. Ce dernier était empêché de former un marché national par de strictes restrictions juridiques qui affectaient sa mobilité physique, car l’ouvrier était pratiquement attaché à sa paroisse...La loi de Speenhamland visait à un puissant renforcement du système paternaliste de l’organisation du travail tels que l’avaient légué les Tudors et les Stuarts. Les juges du Berkshire, réunis le 6 mai 1795, en un temps de grande détresse, à l’auberge du Pélican, à Speenhamland, près de Newbury, décidèrent qu’il fallait accorder des compléments de salaires conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu’un revenu minimum devait être assuré aux pauvres indépendamment de leurs gains...Jamais mesure ne fut plus universellement populaire. Les parents étaient libres de ne pas s’occuper de leurs enfants, et ceux-ci ne dépendaient plus de leurs parents ; les employeurs pouvaient réduire les salaires à volonté, et les ouvriers qu’ils fussent occupés ou oisifs, étaient à l’abri de la faim ; les humanitaristes applaudissaient la mesure comme un acte de miséricorde - sinon de justice -, et les égoïstes se consolaient volontiers à la pensée que, si elle était miséricordieuse, du moins elle n’était pas libérale ; et les contribuables eux-mêmes furent lents à comprendre ce qu’il adviendrait de leurs impôts dans un système qui proclamait "le droit de vivre", qu’un homme gagnât ou non un salaire lui permettant de subsister. A la longue, le résultat fut affreux...Speenhamland se proposait d’empêcher la prolétarisation du petit peuple, ou, du moins, de la ralentir. le résultat en fut tout simplement la paupérisation des masses, qui, en cours de route, perdirent presque forme humaine.En 1834, la réforme de la loi sur les pauvres élimina cet obstacle au marché du travail : le "droit de vivre" fut aboli...Si Speenhamland avait empêché l’apparition d’une classe ouvrière, celle-ci se constituait désormais avec les pauvres au travail sous la pression d’un mécanisme inhumain. Si, avec Speenhamland, on avait pris soin des gens comme de bêtes sans grande valeur, on attendait désormais qu’ils prissent soin d’eux-mêmes, et cela, avec toutes les chances contre eux. Si Speenhamland avait abusé des valeurs de la localité, de la famille et du cadre rural, désormais l’homme était coupé de son foyer et de ses parents, arraché à ses racines et à tout milieu qui eût un sens. Bref, si Speenhamland, c’était le pourrissement de l’immobilité, le risque était désormais de mourir de froid."
4 - La réaction : l’auto-protection de la société
Suite à la mise en place de ce marché autorégulateur, la société eut, conséquemment, l’instinct de protection contre le "laissez-faire" intégral postulés par les tenants du libre-échange. On assista alors à ce que Polanyi désigne sous le vocable de "double-mouvement" :
"Le libéralisme économique a été le principe organisateur d’une société qui s’employait à créer un système de marché. Simple penchant pour des méthodes non bureaucratiques à sa naissance, il s’est développé en une véritable foi dans le salut de l’homme ici-bas grâce à un marché auto-régulateur. Ce fanatisme a résulté de la soudaine aggravation de la tâche dans laquelle il se trouvait engagé... ; La foi libérale ne prit sa ferveur évangélique que pour répondre aux besoins d’une économie de marché déployée dans son entier...Sous une autre forme et, naturellement, avec une tendance politique opposée, les organisations marxistes ont fait un raisonnement tout aussi partisan. Marx a lui-même suivi Ricardo en définissant les classes en termes économiques, et l’exploitation économique a sans doute été un trait caractéristique de l’âge bourgeois. Dans le marxisme populaire, cela a conduit à une théorie grossière du développement social à base de classes...On a soutenu que les guerres étaient provoquées par ces intérêts combinés à ceux des des firmes d’armement qui, miraculeusement, avaient acquis le pouvoir d’entraîner des pays entiers dans des politiques fatales, contraires à leurs intérêts vitaux. Libéraux et marxistes étaient en effet d’accord pour faire dériver le mouvement protectionniste de la force d’intérêts partisans ; pour expliquer les droits de douane sur les produits agricoles par l’influence politique de propriétaires réactionnaires ; pour rendre la soif de profits des magnats industriels responsable de la croissance des entreprises monopolistes ; pour présenter la guerre comme la conséquence des déchaînements affairistes. La prespective des tenants du libéralisme économique a trouvé ainsi un puissant soutien dans une théorie étroite des classes. En adoptant le point de vue de l’antagonisme des classes, libéraux et marxistes ont soutenu des positions identiques...
Pendant un siècle, la dynamique de la société moderne a été gouvernée par un double mouvement : le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées. Quelque vitale que fût l’importance d’untel contre-mouvement pour la protection de la société, celui-ci était compatible, en dernière analyse avec l’auto-régulation du marché, et, partant, avec le système de marché lui-même"
5 - L’avènement du fascisme
La conséquence de ce marché auto-régulateur fut, in fine, pour Polanyi l’apparition progressive de mouvements fascistes (qu’il distingue des conservateurs).
"Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme...On peut décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché réalisée au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques, à la fois dans le domaine des relations industrielles et dans le domaine politique...Un pays approchant de la phase fasciste présentait des symptômes parmi lesquels l’existence d’un mouvement proprement fasciste n’était pas nécessaire. On y apercevait des signes au moins aussi importants : la diffusion de philosophies irrationalistes, d’une esthétique raciale, d’une démagogie anticapitaliste, d’opinions hétérodoxes sur la monnaie, de critiques du système des partis, d’un dénigrement général du "régime", quel que fût le nom donné à l’organisation démocratique existante...Les fascistes répondent à la reconnaissance de la réalité de la société en rejetant le postulat de la liberté."
Conclusion personnelle :
Pour ma part, je ne partage pas toute la thèse de Polanyi mais je considère que c’est une oeuvre majeure, particulièrement fouillée, percutante et donnant un éclairage à la fois original et nouveau sur ce qu’on nomme communément le "marché auto-régulateur". Ouvrage, donc, à consommer sans modération !
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