La tyrannie de la majorité
Voici une émission intéressante consacrée à la critique d'un thème qui, généralement n'est jamais remis en cause. Je veux parler ici de la "majorité" et de son aspect tyrannique et, par extension, de la démocratie.
Si l'on arrive à faire abstraction du ton pédant de Raphaël Enthoven (ce qui n'est pas facile, j'en conviens), l'émission est de qualité, bien qu'Enthoven, selon moi, n'ose pas aller au bout de sa logique. Il reste attaché à l'esprit de cette maxime qui prétendrait que "la démocratie est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres". Citant tour à tour, et à bon escient, des auteurs tels que Tocqueville, Nietzsche, Ionesco dont les critiques envers la démocratie mériteraient un vrai débat de fond (qui n'est pas près d'avoir lieu), Enthoven s'en sort avec une pirouette bien politiquement correcte dont il a le secret en prétendant que "ceux qui critiquent la démocratie", au fond, se révèlent être d'authentiques démocrates. Probablement suis-je un démocrate qui s'ignore :-)
Le pouvoir moral de la majorité
Voici comment s’exerce, selon Alexis de Tocqueville, la violence en démocratie, violence pouvant être parfois pire, car plus sournoise, que sous un régime ouvertement despotique :
"Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocratiques de nos jours l’ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu’elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despostisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme. Le maître n’y dit plus : vous penserez comme moi ou vous mourrez, il dit : vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez le choix de nos concitoyens, ils ne vous l’accorderont pas point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux qui croient à votre innocence, ceux là mêmes vous abandonnerons ; car on les fuirait à leur tour."
Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique Livre 1, 2è partie, ch VII
Et Tocqueville de conclure par une formule toute christique : "Allez en paix, je vous laisse la vie mais je vous la laisse pire que la mort."
Ainsi, la majorité, au-travers du pouvoir qu’elle exerce par le "nombre" n’exerce pas précisément un pouvoir législatif mais un véritable pouvoir "moral" et quiconque s’en détourne est automatiquement exclu de "l’humanité". Ce pouvoir moral, Nietzsche l’a décrit en tant que "morale des esclaves".
Le ressentiment du faible
La morale des esclaves, selon Nietzsche (comprendre "esclave" non pas dans son acception sociologique mais dans le fait d’avoir une "mentalité" d’esclave) n’est pas d’essence "créatrice" contrairement à la morale aristocratique. Elle se fonde toujours "en réaction" voire "en opposition" à... Et elle naît avec ce qu’il y a probablement de plus bas et de plus vil en chaque être humain : le ressentiment. Ressentiment consécutif à un manque de reconnaissance, une dépendance, envers l’opinion que les autres ont de lui. Donc une mentalité d’esclave que la démocratie et le poids du nombre ne font qu’encourager :
"Le fait est qu’à présent, en vertu du lent avènement de l’ordre démocratique (et de sa cause, le mélange des sangs entre maîtres et esclaves), la tendance originellement aristocratique et rare à s’attribuer de son propre chef une valeur et avoir "bonne opinion de soi" est à présent de plus en plus encouragée et répandue mais elle se heurte de tout temps à un autre penchant plus ancien, plus général et plus fortement enraciné, et dans le phénomène de la vanité, ce penchant ancien l’emporte sur le plus récent. Le vaniteux est heureux de n’importe quelle bonne opinion exprimée sur son compte, en dehors de toute considération d’utilité, et d’abstraction faite également du vrai et du faux, de même qu’il souffre de toute mauvaise opinion. Car il se soumet aux unes et aux autres, il sent qu’il leur est soumis par un vieil instinct de subordination qui se manifeste en lui. Ce qui persiste dans le sang du vaniteux, c’est l’esclave, c’est une survivance de la duplicité de l’esclave et combien reste-t-il encore de l’esclave dans la femme, par exemple ! C’est l’esclave qui cherche à nous persuader d’avoir de lui une bonne opinion, c’est aussi l’esclave qui plie le genou devant ces opinions, comme si ce n’était pas lui qui les avait produites. Et je le répète, la vanité est un atavisme."
Nietzsche Par delà le bien et le mal
Et cette disposition d’esprit qui engendre frustration amène tout naturellement à du ressentiment. Et un homme frustré est un homme potentiellement dangereux. C’est à cause du ressentiment et de la jalousie envers son frère Abel que Caïn l’a assassiné. N’ayant pas le courage de s’en prendre directement à Dieu s’il estimait qu’injustice lui avait été faite, il s’en est pris, par lâcheté, à son frère cadet. Et sur un plan plus global, c’est en jouant sur le ressentiment du plus grand nombre, que les religions monothéistes prosélytes, parfois en trahissant les textes d’origine sur lesquels elles se fondent, ont prospéré en opposant le "faible" ou le "pauvre" au "puissant" ou au riche. Il en va de même pour les idéologies révolutionnaires notamment d’inspiration socialiste. Les 2 totalitarismes du XXè siècle n’ont d’ailleurs pas procédé autrement. Le point de départ étant toujours de désigner à la vindicte "du plus grand nombre" des "méchants" quels qu’ils soient. Nietzsche toujours, résume parfaitement cette disposition de l’esprit humain typique de l’être complexé :
"Puissé-je être quelqu’un d’autre, ainsi soupire ce regard : mais il n’y a pas d’espoir ! Je suis qui je suis : comment me débarrasser de moi ? Et pourtant j’en ai assez de moi !"... Sur ce terrain du mépris de soi, véritable marécage, pousse toute mauvaise herbe, toute plante vénéneuse, tout cela petit, caché, trompeur et fade. Ici grouillent les vers de la vengeance et du ressentiment ; ici l’air empeste de choses secrètes et inavouables ; ici se trame constamment la conspiration la plus méchante, — la conspiration de ceux qui souffrent contre ceux qui ont réussi et vaincu, ici la simple vue du vainqueur excite la haine. Et que de mensonges pour ne pas reconnaître que cette haine est de la haine ! Quel étalage de grands mots et de façons, quel art de la calomnie « honnête » ! Ces malvenus : quelle noble éloquence coule de leurs lèvres !"
Ainsi, toute personne ou tout individu démagogue capable de jouer sur le ressentiment du plus grand nombre, ou de ce qu’on appelle plus communément "la foule" détient le véritable pouvoir
Le pouvoir de la foule
L’une des conséquences (inéluctable quoi qu’on puisse en penser) de la démocratie est de devenir progressivement une "ochlocratie" (= pouvoir exercé par la foule), c’est à dire l’acquisition, pour chaque individu, d’un comportement grégaire, en se fondant dans la masse et en ne pensant plus qu’au travers "du plus grand nombre". C’est Gustave Le Bon qui décrit très bien ce phénomène :
"Le fait le plus frappant présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu’ils sont transformés en foule les dote d’une sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément. Certaines idées, certains sentiments ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, composé d’éléments hétérogènes pour un instant soudés, absolument comme les cellules d’un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède...Dans l’agrégat constituant une foule, il n’y a nullement somme et moyenne des éléments mais combinaison et création de nouveaux caractères."
Gustave Le Bon, Psychologie des foules
Celui donc, qui arrive à correctement cerner les registres psychologiques inhérents aux foules détient véritablement le pouvoir. Pour prendre un exemple très concret, on a beaucoup glosé et ironisé sur l’intervention de Nabe chez Taddéi à propos de l’affaire Valls-Dieudonné l’an dernier. Mais personne ne s’est véritablement interrogé sur le sens des propos suivants que Nabe a tenus : "Valls détient l’autorité mais c’est Dieudonné qui la vrai pouvoir"
Car oui, Dieudonné est le "boss" d’internet. Il détient donc, avec ce qu’on appelle la dissidence, le "pouvoir moral" sur cette foule numérique. Il a le "nombre" avec lui. Certains ne manqueront pas de sourire en lisant ces lignes, alors je les invite à lire attentivement dans les évangiles le passage où Jésus est traduit devant Ponce Pilate :
"Dès le matin, les chefs des prêtres convoquèrent les anciens et les scribes, et tout le grand conseil. Puis ils enchaînèrent Jésus et l’emmenèrent pour le livrer à Pilate. 2 Celui-ci l’interrogea : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus répond : « C’est toi qui le dis. » 3 Les chefs des prêtres multipliaient contre lui les accusations. 4 Pilate lui demandait à nouveau : « Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. »5 Mais Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate s’en étonnait. 6 A chaque fête de Pâque, il relâchait un prisonnier, celui que la foule demandait. 7 Or, il y avait en prison un dénommé Barabbas, arrêté avec des émeutiers pour avoir tué un homme lors de l’émeute. 8 La foule monta donc, et se mit à demander à Pilate la grâce qu’il accordait d’habitude. 9 Pilate leur répondit : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? » 10 (Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les chefs des prêtres l’avaient livré.) 11 Ces derniers excitèrent la foule à demander plutôt la grâce de Barabbas. 12 Et comme Pilate reprenait : « Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? », 13 ils crièrent de nouveau : « Crucifie-le ! » 14 Pilate leur disait : « Qu’a-t-il donc fait de mal ? » Mais ils crièrent encore plus fort : « Crucifie-le ! »15 Pilate, voulant contenter la foule, relâcha Barabbas, et après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour qu’il soit crucifié."
Evangile de Marc 15 1-15
Ainsi Ponce Pilate, gouverneur et représentant ce la toute-puissante armée romaine conquérante cède aux injonctions de la foule ! La foule a, de tout temps, exercé un véritable pouvoir, si puissante soit l’autorité publique.
Or quel autre régime que la démocratie permet le mieux à la foule d’exercer ses pulsions en toute légitmité ?
Remettre en cause la démocratie et le pouvoir de la majorité : ce débat est-il possible en France ?
S’il y a un débat tabou en France, encore plus prononcé que toute forme de négationnisme, c’est bien celui-là. La preuve, aucun homme politique ni aucun intellectuel de renom n’ose l’aborder. Peut-on imaginer une seule seconde une personnalité s’adresser aux français de la sorte :
"Peuple de France, mes chers compatriotes !
N’attendez pas de moi un discours convenu auquel vous avez tant l’habitude. De ces discours qui chantent en permanence vos louanges et vous caressent dans le sens du poil. Ce que j’ai à vous dire ici ne vous fera pas plaisir car je vais tenir non pas un discours de politicien cherchant à satisfaire la masse que vous êtes mais un discours de vérité. Et, pour paraphraser une célèbre réplique des tontons flingueurs, ’la vérité m’oblige à vous le dire’ : tous les grands problèmes de notre société moderne, pour peu qu’on prenne le temps de bien en analyser jusqu’à en remonter à la cause racine, c’est vous le peuple ! Je crois qu’il est grand temps d’arrêter de chercher en permanence des alibis et des subterfuges et de confondre sciemment les causes et les conséquences, car tout ce qui arrive est de votre faute. La démocratie, c’est le pouvoir accordé au peuple, c’est à dire au plus grand nombre. La démocratie repose principalement sur l’égalité entre les individus-citoyens, c’est à dire qu’elle repose sur une donnée de départ totalement fausse, et contre-nature, considérant que tous les hommes auraient une égale capacité à exercer le pouvoir. Donc on nivelle par le bas en permanence puisqu’il s’agit d’égaliser à tout prix ! Vous vous plaignez de la nullité de nos politiques, vous vous étonnez de l’avènement de la télé-réalité, de la vulgarité ambiante ? Mais elles ne sont que le reflet et la conséquence de ce que vous êtes vous-mêmes et du type de société qu’inconsciemment vous avez toujours désiré ! La démocratie ne vous incite pas à vous élever, puisqu’elle ne fait que flatter vos plus profonds désirs de consommateurs béats uniquement soucieux de votre petit nombril. Vous n’êtes en réalité que des individus désincarnés, incapables de vous extraire de ce qu’on appelle "l’opinion" et de penser par vous-même puisque cette société ne vous invite pas à le faire. Et en plus vous n’assumez jamais vos propres responsabilités. C’est toujours de la faute des autres si tout va mal mais vous-même n’avez jamais aucun tort. Tenez, un exemple concret : lorsque vous aviez voté "non" lors du fameux référendum de 2005, vous prononçant ainsi de manière claire contre le traité européen et qu’ensuite Sarkozy l’a réintroduit en douce, vous êtes-vous rebellé ? Avez-vous, ne serait-ce que défilé dans la rue pour protester ? Que nenni, vous avez fait beaucoup mieux que ça : vous avez élu François Hollande président de la république ! C’est à dire "encore pire" que Sarkozy ! Et vous allez encore prétendre que vous n’y êtes pour rien dans ce qui vous arrive ? Comment ? Vous prétendez "avoir été manipulés" ? Mais mes chers amis, c’est précisément là tout le problème : si on arrive à vous manipuler, c’est que vous êtes par définition manipulables et c’est donc bien la démonstration que c’est folie que de vous confier le pouvoir ! Bien je vais arrêter de vous accabler car je sens qu’on est en passe de me couper le micro mais je terminerai en vous laissant cette citation du renard de La Fontaine : "tout flatteur vit aux dépens de celui qu’il écoute, cette leçon vaut bien un fromage sans doute". Et vous ? Seriez-vous prêts, tel le corbeau à jurer "qu’on ne vous y prendra plus" ?". Merci de votre attention"
Tags : Société Démocratie Culture
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